Le premier est celui des « chevaux heureux », qui apparaissent régulièrement, dans les coins, mais de façon insistante, comme s’il s’agissait d’un objectif plus important encore que celui de la victoire. Le second, c’est l’évocation presque nostalgique de ce que nous appellerons un « âge d’or », celui de la jeunesse, de la vitesse et du risque, celui où tout est possible, sauf le regret.
On a peine à imaginer André Fabre nostalgique. Sa réussite est colossale. Son assurance affichée. Dans le milieu qui nous intéresse, sa puissance et sa notoriété lui permettent depuis longtemps de se passer des importuns (luxe absolu), et de convoquer les grands esprits à volonté, de choisir précisément le chemin qu’il désire emprunter. L’entraîneur est le sorcier de la tribu des courses, celui qui sait, dialogue avec les dieux, maîtrise l’imprévisible, sait et peut tout. Et Fabre est LE sorcier de notre petit village.
Pourtant, les témoignages abondent de ceux qui l’ont connu alors, à l’époque d’André Adèle, des cascades et des virées à Saumur, Waregem et Auteuil
Ces anciens confrères des vestiaires mesuraient parfois le monde qui séparaient leurs rudes apprentissages des amphis de la rue d’Assas et des manèges berlinois, le gentleman-rider perçu comme dilettante du jockey corvéable. Mais l’esprit de corps a prévalu. André Fabre accueille volontiers ceux qui se sont mesuré au rail-ditch. Il se détourne de son chemin pour se porter vers eux. Cela n’est pas sans rappeler les frères d’armes qui, unis le temps d’un conflit, se retrouvent des années plus tard avec émotion, alors que leurs destins les ont irrémédiablement éloignés.
Le sorcier a d’abord vécu sa bohême, et il n’oublie pas ceux qui ont partagé cette époque.
Témoignage
Louis de Bourgoing, administrateur de France Galop et dont le père a été un des premiers propriétaires d’André Fabre lorsqu’il s’est installé comme entraîneur.
« André Adèle, c’était une vieille histoire avec notre famille, qui remontait à plusieurs générations de part et d’autre. Quand il est mort, le successeur prioritaire était Jack-Hubert Barbe. Mais André, qui était déjà parti, a été approché par d’autres propriétaires et il les a récupérés. Il y avait le docteur David, M.Thibault, et d’autres dont, effectivement, mon père. Il aimait déjà beaucoup André et Elisabeth chez André Adèle. Ça s’est révélé formidable pour nous et pas mauvais pour André puisque parmi les chevaux que nous lui avons confiés la première saison, il y en avait de très bons, comme Miss Tracy, lauréate du Prix Maurice Gillois 80 (et d’une course plate à Alençon dès sa 2e sortie en mai 79, ndlr), Quid Novi, qui a pris la 2e place dans le Prix Georges Courtois, et Petit Fontaine, qui a gagné deux Prix Murat. J’ai encore sous les yeux le cheval d’or de l’Obstacle 1980 que mon père a reçu, alors que nous avions trois poulinières maximum. Pour nous, c’était une chance phénoménale d’avoir André comme entraîneur à l’époque. C’était formidable. »
« Je crois qu’il s’intéresse à ses propriétaires, à ce qu’ils font. C’est un homme du monde, c’est certain. Avec son métier, il rencontre des gens relativement importants dans les affaires politiques, etc., et je le crois très heureux de parler avec eux de toutes sortes de sujets... Il a aussi gardé des amis de sa jeune époque, des personnes dont il est resté très proche et qui ne sont pas forcément du même monde. »
Témoignage
Venu de Belgique, Ronny Dupon était jockey chez André Adèle à la même époque
qu’André Fabre.
« Son père était à ce moment-là à l’ambassade de France en Angleterre,
c’était dans les années 70. On voyait quand même que c’était quelqu’un de très bien élevé.
Néanmoins, on sautait les chevaux le matin ensemble et on faisait du vélo pour perdre du
poids. Et alors, comme il habitait Saint-Germain, on est allé manger deux ou trois fois ensemble dans un petit restaurant là-bas. Mais ce n’était pas le grand luxe. Il n’était pas du tout prétentieux. Je lui ai téléphoné, il y a quelques années, pour lui demander d’aller voir une séance d’entraînement avec lui. Il m’a dit qu’il n’y avait pas de problème et que je pouvais aller le voir à 10 heures. J’étais donc pile à 10 heures chez lui, à Chantilly, mais il n’aurait pas fallu être en retard. Tout était minuté, parce que, m’a-t-il dit, il allait manger à 11 heures
avant d’aller aux courses !
Chez M. Adèle, c’était très différent. Été comme hiver, on sortait les chevaux toujours à la même heure. Chaud ou pas chaud, froid ou pas froid, le premier lot sortait toujours à 8 heures. Seulement, nous étions à 45 cheval et nous n’étions pas dans le parc de Maisons-Laffitte, mais avenue de Saint-Germain. Il fallait donc traverser la nationale de Paris à Poissy pour aller travailler. Or, on ne pouvait traverser que par quinzaine. Si bien qu’en fait, ce n’était pas 8 heures pour tout le monde car les retardataires rejoignaient le groupe en attendant de traverser la nationale. C’était un peu le « bordel ». Au bout du compte, on se marrait bien, mais on n’a pas forcément cette image de Monsieur Adèle. Il avait 200 chevaux, et il les connaissait tous, bien sûr.
Il n’aimait pas qu’on embête les chevaux, qu’on leur lave les jambes, ou qu’on les brosse. Le soir, quand il faisait son tour, s’il voyait que tu brossais trop ton cheval, il disait « Oh, mon vieux, laisse-lui un peu de poils ! Un lapin, ça court vite et on ne l’a jamais brossé ! » Il ne donnait presque jamais d’ordres. Je me rappelle juste une exception avec un cheval que je montais pour M. Jeffroy et qui avait fait pile à la rivière des tribunes. Il m’a dit « Ronny, quand vous irez sur la rivière, vous vous mettez dans le cul d’un autre cheval ». Et nous sommes passés, deuxième. Je me suis retrouvé dessus encore une fois après et cette fois, ça n’a pas marché ! Nous sommes passés, mais j’avais les quatre pattes dans l’eau. J’ai même encore la photo, ici, chez moi ! »