Par Olivier Villepreux
Qui de l ’ œuf ou de la poule ?
Si l’on date au premier Derby d’Epsom, en 1780, la première course de pur-sang fondatrice de ce que l’on appellera plus tard en France le « turf », peut-on penser que le galop précède en Europe la course à pied et, qu’en somme, les sports humains, tels que nous les connaissons aujourd’hui, trouvent leur source dans la culture hippique ? Par ailleurs, si les Britanniques continuent de penser et de désigner les courses hippiques comme « LE sport », doit-on croire que toute autre activité sportive ou « sportique » est une déclinaison par les règles et les mœurs, de l’organisation des courses de chevaux ? Pour Philippe Tétart, historien du sport, si l’on peut tirer des fils, bien malin qui pourrait affirmer qui de l’œuf ou de la poule a donné naissance au sport, mais ce que l’on peut dire est que ce qui définit le sport est « son alentour », pas l’activité en elle-même. C’est-à-dire que « être sport consiste moins à faire du sport que de participer à un temps sportif ». Et de ce point de vue, les courses hippiques peuvent être considérées comme sport premier à défaut d’être le premier des sports. Mais dès lors que l’on tente d’établir la chronologie d’une évolution des courses vers le sport moderne, on s’y perd. Personne n’a vraiment travaillé sur le sujet. Et même s’il y a bien antériorité lexicale, soit que le Turf (en France) est bien défini à l’origine comme The Sport (chez les Britanniques), il existe en même temps, et durant de son implantation, d’autres types de défis et jeux comme la course à pied, la soule, les lancers de boules, de quilles ou encore le curling, qui impliquent un engagement physique des participants et qui font « spectacle » pour les autres. L’historien ne peut donc pas « réduire la matrice sportive aux seules courses de chevaux (et donc aux élites qui en sont à l’origine) », même si, en effet, le langage fixe semble signifier que les courses sont un point de départ dans le développement du sport. Pour autant, « il n’est pas si facile de définir ce qu’est la racine du sport au sens moderne du terme » affirme Philippe Tétart.
The sport, une mondanité ?
Avançons donc dans le temps pour comprendre ce flou. Dans les années 1920, il n’est pas exclu que le Turf n’ait pas écrasé les autres pratiques sportives comme la course au clocher, courante au XVIIIe, ou le point to point, steeple-chase à travers les campagnes, mais aussi d’autres plus éloignées de l’équitation comme le badminton ou d’autres jeux récréatifs. Si cela ne dit pas clairement que le Turf soit à la racine du sport, à tout le moins l’importance du Turf dit que d ’autres pratiques sont mises de côté. « L’installation de la «sportivité» qui se fait fin XIXe, ou le point to point, steeple-chase à travers les campagnes, mais aussi d’autres plus éloignées de l’équitation comme le badminton ou d’autres jeux récréatifs. Si cela ne dit pas clairement que le Turf soit à la racine du sport, à tout le moins l’importance du Turf dit que d ’autres pratiques sont mises de côté. « L’installation de la «sportivité» qui se fait fin XIXe est liée au milieu social des rentiers et le Turf en fait partie ». Si The Sport prend en France une place de choix dans le spectacle sportif, c’est, entre autres, parce qu’un des premiers titres de la presse sportive, Le Sport, est mondain et turfiste. On y valorise donc également des sports comme par exemple, le yachting. Le journal sert à exposer publiquement les divertissements des catégories sociales
Qui est le plus fort ?
De Jessie Owens à Thomas Voeckler, plusieurs athlètes ont croisé le fer avec la plus belle conquête de l’homme. Des duels aussi épiques qu’hippiques, à l’issue souvent coutumière. C’était le bon temps. Celui où Zitrone commentait le Tiercé quand Yves Mourousi recevait Bellino II en « guest star » dans son JT de 13 heures. Une époque beaucoup plus folle, donnant lieu à des « happening » à tous crins pour le moins insolites. 13 juillet 1977, hippodrome d’Amiens. Duel improbable entre un cheval et un cycliste. « Un match qui ne manque pas d’allure », tease PPDA, au 20h d’Antenne 2 le lendemain . Le casting est superbe . À gauche, Freddy Maertens, champion du monde sur route en titre, et frais lauréat du Tour d’Espagne. À droite, Fakir du Vivier et ses sept Groupes 1, futur grand reproducteur comptant déjà parmi les meilleurs trotteurs de sa génération à six ans. Au micro, un certain Thierry Roland note que « jamais l’hippodrome du Petit Saint-Jean n’avait connu une telle affluence ». Ce duel improbable crée l’événement. Fair-play, le compatriote d’Eddy Merckx a décliné l’offre de Pierre-Désiré Allaire de lui accorder quelques mètres d’avance. Sans surprise, le cheval d’Alain Delon se régale sur la piste cendrée, tandis que son rival n’y a pas toutes ses aises. L’animal devance l’homme de 3 dixièmes de secondes. Sans avoir à forcer son talent. Des duels de cet acabit, l’histoire en compte quelques-uns. Et chaque fois la plus belle conquête de l’homme prend le dessus sur la petite reine. Le cas d’ Othello Bourbon avec Éric Raffin face à Thomas Voeckler aux Sables d’Olonne en 2011, de Timoko devant Romain Guillemois sur l’herbe de Langon, en Gironde, en 2017.
« La course du siècle » avec Jesse Owens
Bien avant cela, le héros des JO de 1936 à Berlin, Jesse Owens, capitalisa à plusieurs reprises ses quatre médailles d’or en athlétisme dans toutes sortes de défis face à des voitures, des motos, des camions et… des chevaux. Baptisé « la course du siècle », son plus célèbre duel de la sorte eut lieu à la Havane (Cuba), autour de Noël 1936. Parti avec un avantage de 40 yards, l’athlète battit son rival, nommé Julio McCaw d’une vingtaine de yards. Une sombre époque en vérité, où Jessie Owens dut lutter contre sa condition d’homme de couleur dans des matches exhibition à 2 000 dollars.
Man vs Horse Marathon
Au loin des hippodromes, une tradition prévaut depuis les années 80 : Man vs Horse Marathon. Sur 35 à 39 km, des coureurs de fond affrontent des chevaux à Llanwrtyd Wells au Pays de Galle. L’an passé, 536 coureurs se sont élancés face à 52 montures. En 43 éditions, l’homme n’a gagné que quatre fois, par forte chaleur . Même en vitesse de pointe, il y a un monde entre le cheval et l’homo sapiens. Quand Usain Bolt atteint une vitesse de pointe de 44,72 km/h, Winning Brew , le pur-sang le plus rapide du monde, affiche 71 km/ h au Guinness Book. Daniel Sangouma le sait à ses dépens. En 1990, le meilleur sprinteur français de l’époque s’était mesuré à Jappeloup et son fidèle cavalier Pierre Durand sur 80 mètres. Deux manches, deux défaites, en direct du JT de France 2.
supérieures, mais concrètement, en termes de pratiques sportives, cela ne dit pas que ces sports de classe prédominent. C’est littéralement une « impression » que la presse donne. Philippe Tétart va plus loin quant à l’influence d’un mode de vie anglais qui aurait été adopté par la culture sportive française naissante. « Je suis rétif à dire que l’Angleterre est le berceau du sport. Entre 1880 et 1920, le cyclisme est davantage issu d’un modèle typiquement français du sport ». On pourrait donc considérer qu’il y a différentes définitions du sport, l’une mondaine, inspirée des élites britanniques et une autre, plus moderne, recouvrant sous le même vocable un catalogue impressionnant de pratiques variées. Le vélo étant le plus en vue, encouragé par les fabricants qui y font la promotion des cycles, pneus, etc.
Hippodromes : les prémices des enceintes sportives
Toutefois, l’hippodrome ne serait-il pas la première enceinte du sport. Le premier stade à partir duquel d’autres disciplines vont se développer en s’inspirant des courses hippiques ? Pour Philippe Tétart, c’est d’abord un espace « clôturé » socialement et sportivement qui distingue des démonstrations qui se déroulent souvent dans les hippodromes qui deviennent une véritable scène grâce à la visibilité du terrain depuis les tribunes. On peut y jouer au rugby, au football, s’y déroulent des grands meetings aéronautiques, des courses à pied. Pour l’anecdote, en 1894, c’est à Longchamp qu’a été sacrée la première championne de France de cyclisme à l’issue d’un 100 km ». Ensuite, viendront les vélodromes. Les hippodromes sont souvent hors de la ville, tandis que les vélodromes sont construits dans la cité ; ils sont plus accessibles. « Mais ils sont conçus sur le même modèle, ce sont des salles polyvalentes ». Et ils reprennent le principe de la piste circulaire « avec souvent le même point de départ et d’arrivée ». Plus frappant encore raconte Philippe Tétart : la première piste d’athlétisme du Racing Club de France. « C’est une piste en gazon, à l’anglaise, sur laquelle on peut placer des minibarres de steeple-chase et, en fait, la piste est un hippodrome à taille réduite fait pour l’humain ». D’une façon générale, l’athlétisme sur piste va aménager un certain nombre d’épreuves selon différentes longueurs de parcours, plat, obstacle, cross, endurance, directement inspirées des courses hippiques « à l’exception notable du
pratiques socialement marquées : les premiers clubs de tennis, les golfs, sont également protégés du regard extérieur. Par extension, les exploits des alpinistes et des régatiers se déroulent hors de la vue du monde, ce qui, à l’époque, ajoute à leur prestige. Cela posé, l’hippodrome servira bien de modèle aux vélodromes, aux stades, aux sports populaires. « Après 1870 et la défaite de Sedan, il y a bien une mobilisation corporelle qui s’exprime à travers les sociétés gymniques, dont les valeurs vont correspondre à celles de la République, avec de grandes fêtes, des 100 m, le sprint, précise Philippe Tétart, qui renvoie à une culture de l’explosivité qui ne prend pas sa source, je crois, dans la culture hippique, mais plutôt dans celle du rendement et de la vitesse de rendement comme parabole de la révolution industrielle ».
Vocabulaire d’emprunt
Dans l’entre-deux-guerres, l’influence culturelle des courses hippiques et leur popularité vont laisser des traces dans le sport en général. Notamment dans la terminologie. Dans les stades,
Maradona, l’idole qui aimait les chevaux
Génie balle au pied, idole de tout un peuple. Entre ses exploits et ses frasques, Diego Maradona nourrissait une autre passion, celle des courses, sous ses couleurs bleu et jaune empruntées à son club de cœur. À Buenos Aires, en Argentine, la « bombonera » est une célèbre cocote minute répondant au doux surnom de « boite à bonbons ». C’est le fameux stade de Boca Juniors, le club des débuts et de la révérence de Diego Armando Maradona (1960-2020). Le « Pibe de Oro », en français le « gamin en or », pouvait-il trouver meilleur nom à son écurie que ce volcan footballistique ? La bouillante enceinte était d’ailleurs en forme de fer à cheval. Car, après sa glorieuse carrière européenne, celui que d’aucuns considèrent comme le meilleur joueur de tous les temps (- il y a débat avec Pelé, Messi et Ronaldo) s’attela à une de ses nombreuses passions : le cheval. Naturellement , sa « Stud La Bombonera » portait les couleurs de Boca : bleu et jaune. Sous cette casaque, l’idole de tout un pays remporta 18 Groupes 1.
Diegol, Cani, Nob...
Maradona peut remercier son ami Héctor del Piano. Propriétaire et éleveur, c’est lui qui, ressuscitant une veille passion d’enfance, lui mit le pied à l’étrier et lui fit acquérir Diegol. Vainqueur à six reprises, le bien nommé gagna au passage le convoité Grand Prix Joaquin V Gonzalez à la Plata. Capables de solos déroutant balle au pied, l’immense petit Diego (1,65 m) était aussi un modèle de coéquipier. En hommage à ses anciens partenaires, il nomma ses chevaux Cani, comme Caniggia (*), Nob comme les initiales de son avant-dernier club, le Newell’s Old Boys, ou encore Guillote, comme un clin d’œil à son impresario Guillermo Coppola. Maradona aimait confier ses chevaux à son ami jockey Jorge Valvidieso (4 630 succès) et eut parmi ses entraîneurs Ignacio Correas, vainqueur de la Breeder’s Cup Distaff en 2019 avec Blue Prize. Le jour de ses obsèques, parmi la foule et les nombreuses personnalités, se tenait un certain Jorge Ricardo, jockey brésilien placé haut dans les annales des Carreras de las Estrellas (10 victoires ), l’équivalent de la Breeder’s Cup en Argentine. Trois jours de deuil national furent décrétés.
on parle des « pelousards », des « tribunards ». Le prix des billets du stade (pelouse, pesage, tribune) rappelle les espaces sociaux distribués sur un hippodrome. Dans les vêtements des sportifs aussi, leurs équipements. En athlétisme, note Philippe Tétart, les premiers athlètes ont des tenues qui rappellent celle des jockeys, avec casaque et toque et ils ne tarderont pas à porter des numéros. On trouve des tenues similaires dans le croquet, le cricket ; la cap (casquette qui sanctionne un nombre de sélections en équipe nationale) dans certains sports collectifs peut évoquer la toque, mais surtout le sport a recyclé les termes de couleurs, réunions, meetings, pesage, paddock, box, écurie, starter, crack, favori, longueur, etc. Le tableau d’affichage des résultats étant l’emprunt le plus notable aux courses hippiques qui l’ont utilisé en premier. Le sport automobile est de loin celui qui reprendra très largement le vocabulaire des courses. Mais d’un point de vue historique, toutes ces interactions entre courses et sport ont lieu sur un temps continu. « Il n’y a pas de bascule d’un temps où les courses hippiques précéderaient les défis humains. Ils préexistent au Turf et prennent des formes dites “sportives” (institutions, règles, etc.) fin XIXe en empruntant, parfois, des traits à la culture de l’hippodrome. Et ensuite, les deux cohabitent ». Enfin, qu’est-ce qui distingue le plus les courses hippiques des autres disciplines sportives ? Sans aucun doute l’élevage des chevaux dans un but de performance. Mais pour l’historien, l’hippodrome est aussi le premier lieu de sport où l’on peut revendiquer une appartenance à un certain milieu. Davantage même que dans l’équitation, qui est une pratique moins distinctive. « C’est un lieu de représentation, on le voit à la Belle Époque, avec les grands couturiers, les tenues invraisemblables dans le public. On ne le voit pas ailleurs ». Cela n’empêche cependant pas l’hippodrome d’être une arène comme une autre, totalement inscrite dans la réalité sportive avec ses passions excessives. En 1906, il suffit d’une mésentente entre commissaires pour que le départ d’une course à Longchamp au lieu d’être annulé se poursuive et déclenche une véritable émeute. L’arrivée est contestée. Les baraques du PMU sont détruites, le pesage est envahi par la foule, le service d’ordre est aux abois. Le pavillon central est incendié, les caissiers poursuivis et dévalisés. Parfois le turf pouvait ressembler à une fin de match de football.