Jeux d'Enfants N°5 Février 2025 | Rencontre

WERTHEIMER & FRÈRE : UN CLASSIQUE INDÉMODABLE

Par Emmanuel Roussel

La casaque bleu et blanc de l’écurie Wertheimer, reprise depuis 1996 par les deux frères Alain et Gérard, est une des plus anciennes et des plus célèbres de France. Depuis ses débuts tonitruants, juste avant la Première Guerre Mondiale, à aujourd’hui, elle a retenu toutes les leçons et appliqué leurs enseignements dans l’organisation d’une armada qui parvient, année après année, à tenir son rang dans une activité, la sélection du pur-sang, qui reste éminemment aléatoire…

La casaque Wertheimer a été déposée en 1911 par Pierre Wertheimer. Neuf ans plus tard, l’élégante bannière blanc et bleu est connue de tous les turfistes, qui se comptent alors en dizaines de millions, grâce un alezan phénoménal : Épinard. À 2 ans, en 1922, il remporte six courses en neuf semaines, dont deux Gr.1s et un Gr.2 d’aujourd’hui. Il échoue seulement dans le « Morny », où il a été laissé au poteau… À 3 ans, c’est un festival. Il va disputer deux énormes handicaps en Angleterre : La Stewards’ Cup, qu’il gagne, et le Cambridgeshire, qu’il perd de peu sous 58 kilos. Il aura, auparavant, aussi remporté le Prix d’Ispahan, sur 1 850 mètres et s’est donc finalement imposé cette saison-là sur 1 000, 1 100, 1 200 et 1 600 m. L’année suivante, en 1924, il a donc 4 ans. Cette fois, ce sera l’Amérique, le pays de son entraîneur, Eugene Leigh ! Trois courses ont été créées pour lui mais il affronte la crème locale, des adversaires rompus à leurs pistes sur leurs distances favorites. Il sort à chaque fois battu, mais il est adopté par le public américain parce que c’est un battant qui rentre au haras, et les éleveurs des États-Unis veulent bientôt l’avoir à leur disposition. Il fera plusieurs allers-retours entre les deux continents. Pierre Wertheimer a mené la carrière de son crack comme un professionnel du spectacle, avec panache et sans refuser aucun défi. Tout champion qu’il fut, Épinard n’aurait peut-être jamais autant marqué les mémoires sans ces extravagantes tournées en terra incognita. La leçon de cette histoire : c’est dans le défi permanent que les courses gagnent leur place dans le cœur du public.

Un premier titre en 1972
Gagnante trente ans plus tard du Derby d’Epsom avec Lavandin , un descendant d’ Épinard entraîné par Alec Head, la casaque Wertheimer n’atteint le podium français, comme éleveur ou propriétaire, qu’en 1969, à la 3e place. Trois ans plus tard, en 1972, c’est un premier titre comme propriétaire. Pierre Wertheimer a disparu en 1965, et c’est donc son épouse qui a su perpétuer les succès de l’écurie avec le Jockey Club de Roi Lear (1973), puis les grands succès de Lyphard et Riverman en 1978, également de grands succès au haras, sous la houlette de Jacques Wertheimer, le fils de Pierre. Désormais, la place de la famille Wertheimer est assurée dans les palmarès français, d’abord comme propriétaire, puis également comme éleveur, avec un premier titre en 1978, qui est aussi l’année d’un premier doublé comme éleveurpropriétaire . Au « Siècle d’Épinard », nom d’un livre de souvenirs de courses hippiques d’entre-deuxguerres , succède un 21e siècle qui voit l’écurie du bolide alezan prospérer. En 1994, les Wertheimer sont 3e comme éleveurs et propriétaires. En 2024, ils sont leaders dans les deux collèges pour la deuxième année consécutive, mais de ceux qui étaient avec eux dans le top 10 français trente ans plus tôt ne subsistent que l’Aga Khan et le cheikh Mohammed Al Maktoum, désormais sous la bannière de Godolphin. Les autres ont disparu, ou pris du recul.
Alain et Gérard Wertheimer ont créé l’écurie Wertheimer & Frère en 1996, et cette organisation bicéphale, unique en son genre, impressionne par son organisation, la régularité de ses résultats dans ses deux activités, l’une et l’autre bien connues, pourtant, pour être particulièrement aléatoires.

PIERRE WERTHEIMER A MENÉ LA CARRIÈRE DE SON CRACK COMME UN PROFESSIONNEL DU SPECTACLE, AVEC PANACHE ET SANS RECULER DEVANT LES DÉFIS.

A l’été 2023, Wertheimer & Frère a frappé un grand coup -ce qui n’est pas le genre de la maison- en faisant l’acquisition de tout l’élevage Dayton, l’héritage de Daniel Wildenstein. Les bleus restent en bleu, en somme. Ce type d’opérations était monnaie courante dans la première partie du XXe siècle. C’est à partir de l’acquisition d’un élevage que Marcel Boussac assit le sien à Fresnay-le-Buffard. L’Aga Khan fit siens ceux de François Dupré, puis de Jean-Luc Lagardère. Cependant, dans l’organisation Wertheimer, c’est un phénomène nouveau. Pierre-Yves Bureau, manager de l’écurie, explique : « L’intégration des chevaux de Dayton va demander plusieurs années d’amortissement. Or nous avons toujours fait le choix de garder le même nombre de chevaux. Cela signifie que si on on achète des juments ou si on rentre tant de pouliches maidens parce qu’on veut les garder, soit parce qu’elles ont été bonnes, soit pour leur potentiel génétique, c’est autant de juments qui doivent sortir. En ce moment, par exemple, nous avons beaucoup de chevaux à l’entraînement, plus que d’habitude, en raison de cette acquisition en masse qui, d’un point de vue purement pratique, est inhabituelle et un peu disruptive dans notre organisation. Nous ne voulons pas nous laisser dépasser par le nombre ».

Plus d’élèves égale plus de gagnants
De 1994 à 2024, le nombre d’élèves des Wertheimer ayant couru en France chaque année est passé de 88 à 121. Si l’on prend en compte chaque décennie, le rang moyen obtenu par l’élevage est passé de 3,1e à 2,1e puis 1,5e au cours des dix dernières années. Parallèlement, le nombre d’élèves en piste est passé de 95,6 en moyenne à 112,5 et dernièrement 121,9. Le corollaire est frappant. Toutefois, si l’on se réfère aux résultats de l’écurie simplement en tant que propriétaire, le rang en fin d’année sur les trente dernières saisons est resté stable à environ 3,4, avec trois séries de deux premières places consécutives en 1999-2000, 2012-2013 et 2023- 2024. Pas de chevaux en plus ni même de nombre record de victoires ces années-là, mais des gagnants de grandes courses : Egyptband dans le Diane en 2000, Solemia dans l’Arc 2012, Sosie et Aventure en 2024, un millésime exceptionnel avec 86 victoires en France, nouveau record pour la casaque. Il y a donc bien de l’aléa dans les résultats sportifs, mais aussi un ensemble de réglages qui permettent à l’ensemble de tenir son rang. On note ainsi que le pourcentage de chevaux élevés sortis de l’écurie mais toujours en activité en France varie au fil des ans : 19,8 % en 2024, première année de l’intégration « pleine » de Dayton, mais 11,6% seulement la saison précédente. La proportion a varié considérablement, de 41 % en 2009 à 11 % en 1996, lorsque l’écurie a été créée dans sa forme actuelle, mais ce pourcentage se maintient sous 20 % depuis 2018. Pierre-Yves Bureau explique cette variable : « L’élevage s’est beaucoup développé à partir des années 2000. Nous avons pris un volume que l’écurie n’avait pas auparavant. C’est indéniable. L’effet nombre est important et c’est nécessaire pour atteindre et se maintenir à un niveau critique, mais il faut contrôler. Et comme nous élevons pour courir à un certain niveau, il y a aussi une mise sur le marché assez rapide des chevaux que l’on n’a pas envie de garder. Des juments, parce qu’il faut donc se renouveler sans dépasser notre effectif, et puis des 3 ans qu›on vend tôt dans la saison, parfois, quand on a la chance d›avoir quelques poulains qui accèdent au meilleur niveau, comme la saison dernière, et que nous pouvons être plus sélectifs. Cette méthode permet aussi à d’autres propriétaires de leur faire une bonne seconde carrière ». Comme au temps d’ Épinard , l’écurie a aussi un œil sur les USA, théâtre de quelques-uns des plus grands exploits de la casaque dans la Breeders’Cup, avec Goldikova , triple lauréate du « Mile », mais aussi Halfbridled et Kotashaan , tous deux entraînés alors en Californie par Richard Mandella. On se souvient aussi de la sensationnelle victoire de Dare and Go , tombeur de l’invincible Cigar dans le Pacific Classic en 1996… « L’intérêt des courses américaines, c’est leur quantité, résume Pierre-Yves Bureau . Si votre cheval est barré ici, vous vous retrouvez là-bas avec plusieurs options presque tous les week-ends. Contrairement à certaines idées reçues, les chevaux que l’on envoie doivent être en bonne santé car désormais, les contrôles sont plus sévères et même s’il y a moins de publicité là-dessus, de nombreux chevaux sont scratchés avant de grandes courses sur examen vétérinaire. Les choses évoluent dans le bon sens et on doit aller là-bas avec des chevaux au point. Nous avons par exemple envoyé Maniatic , un fils d’Intello, placé de groupe en France, car nous avons remarqué que les produits d’Intello s’adaptaient bien aux Etats-Unis. Adhamo et Kertez ont gagné au niveau Groupe, làbas . L’écurie a une quarantaine de chevaux à l’entraînement aux États-Unis ».

« NOUS NE VOULONS PAS NOUS LAISSER DÉPASSER PAR LE NOMBRE ».

Pierre-Yves Bureau, manager de Wertheimer & Frère

Vive l’exotisme!
C’est aussi aux USA que l’élevage se renouvelle, mais pas seulement en sang nord-américain. Au fil des années, Wertheimer & Frère s’est distingué aux ventes américaines en achetant des juments purement US (comme la mère de Junko , par exemple), mais aussi des recrues sud-américaines. De même, des juments sont envoyées au Japon pour y être saillies, comme la mère du champion stayer Double Major. En somme, l’élevage Wertheimer ne se prive pas d’un certain exotisme, ce qui, selon Pierre-Yves Bureau, est une possibilité plus abordable pour les éleveurs-propriétaires : « Chaque année, aux ventes d’élevage, nous essayons d’acquérir une à trois juments ou pouliches aux Etats-Unis, voire en Europe, pour nous renouveler un petit peu, explique-t-il. Nous avons toujours dans l’idée d’aller à des étalons confirmés mais sans a priori sur leur environnement ou leur éloignement. Quand on a, par moments, envie ou besoin de sortir un peu du sang de Galiléo ou de Danehill, il faut soit envoyer plus de juments à des étalons aux Etats-Unis, soit aller au Japon, par exemple, toujours pour diversifier. Je pense qu’on peut se le permettre plus facilement quand on est un propriétaire-éleveur, qui fait courir sous ses couleurs l’intégralité de sa production. Alors lorsque l’écurie importe une jument brésilienne, issue d’étalons totalement inconnus, contrairement à un élevage commercial, ça ne nous empêche en rien. Ce qui compte pour nous, c’est que la jument ait de la qualité et qu’on ait rapporté un courant de sang différent de ceux que nous avons déjà ». Malgré tout, à un moment donné, l’élevage Wertheimer se concentre sur la France et sur son haras de Saint-Léonard, près de Deauville, où pratiquement tout le cheptel retourne chaque printemps : « Tous les chevaux sont élevés ici, à Saint-Léonard, confirme Pierre-Yves Bureau. Ils ont les primes car ils reviennent avec leur mère suitée et restent chez nous foals et yearlings avant de partir à l’entraînement. Puis les juments partent un mois avant terme pour la saillie suivante, sauf si elles vont aux États-Unis, où elles restent plus longtemps. 35 personnes travaillent sur le haras, et les juments n’en partent que pour la saillie. On peut aller jusqu’à 90 juments à Saint-Léonard. Avec les poulains, jusqu’à près de 250 chevaux, répartis sur 300 hectares, peuvent se retrouver en même temps sur ce site. Nous essayons d’élever nos poulains le plus naturellement possible, le plus longtemps possible. Il n’y pas de préparation aux ventes et cela nous permet de les éduquer, de les suivre et de les soigner à notre rythme, avec le maximum de temps dehors et à l’herbage. C’est peut-être pour cette raison que nos chevaux progressent longtemps et parfois plus progressivement. Ils partent chez Philip Prevost-Baratte à partir de septembre, et rejoignent leurs écuries jusqu’à décembre, maximum janvier. Ils passent donc l’hiver chez leur entraîneur, qui peuvent ainsi les façonner, apprendre à les connaître. Nous avons quelques poulains précoces, mais globalement, il me semble que nos chevaux sont axés pour faire une carrière deuxième partie d’année de 2 ans, puis à 3 ans. Cela tient aussi au fait que nous utilisons beaucoup d’étalons classiques. Sea the Stars, par exemple, un magnifique étalon que nous aimons beaucoup, qui nous a donné Sosie et Aventure l’année dernière, ce n’est pas le genre de reproducteur à qui vous enverrez une jument pour avoir un 2ans de mai. Même si nous essayons toujours de ramener de la vitesse ».

Les cinq mousquetaires
Après les départs à la retraite de Criquette et Freddy Head, puis de Carlos Laffon-Parias, l’écurie a dû renouveler son équipe d’entraîneurs, qui sont toujours au nombre de cinq aujourd’hui, à savoir André Fabre, Christophe Ferland, Edouard Monfort, Christopher Head et Yann Barberot. Les poulains sont répartis entre les cinq écuries selon une première méthode, mais sans exclusive : « Les premiers produits vont généralement chez l’entraîneur qui a connu leur mère, révèle Pierre-Yves Bureau. C’est une méthode assez traditionnelle, mais au bout de quelques années, on aime bien diversifier pour ne pas enfermer une famille chez un entraîneur. Nous avons la chance de pouvoir travailler avec plusieurs professionnels compétents répartis entre plusieurs sites, ce qui nous épargne un pépin sanitaire ou une période de méforme pour l’ensemble des effectifs. Cela crée aussi une certaine émulation qui a son intérêt, bien sûr. Mais nous recherchons d’abord à nouer des liens sur la durée, et l’histoire de l’écurie en témoigne, que ce soit avec nos entraîneurs ou nos jockeys. Nous jouons le long terme ». De la merveille Épinard à Sosie le géant, cent ans de petites touches pour obtenir un chef d’œuvre de l’élevage français.