La gloire de mon père N°4 Janvier 2025 | PÉDAGO

LES CHEVAUX DE CROSS, CES STARS INTEMPORELLES

Ils n’ont parfois pas tout à fait la pointure pour gagner des groupes sur le steeple, ou bien en ont assez des courses classiques sur lesquelles ils ont « perdu leur cœur ». La discipline du cross permet à de nombreux chevaux de se forger un (nouveau) destin tout en remportant des épreuves mythiques et populaires. À contre-courant de la tendance actuelle, celle des courses de plus en plus rapides et des chevaux qui montent au front à l’aube de leurs trois ans, le cross apporte une bouffée d’oxygène salutaire à la discipline de l’obstacle.

15 novembre 2024, Cheltenham. Sweet David , entraîné par «Gaby » Leenders et portant les couleurs de Moïse Ohana, est au départ du Glenfarclas Cross Country Handicap Steeple Chase. Bien que fils de Clovis du Berlais, le cheval est anglais. Il a été acheté à la vente Yorton et importé en France, quand les chevaux d’obstacle ont plutôt tendance à faire le chemin inverse ! Plus incongru encore : le Frenchie d’adoption a l’impudence de venir défier ses anciens compatriotes sur leur terrain ! Monté par Félix de Gilles -lui aussi anglais et « importé »-, il s’impose avec facilité dans une épreuve assez rocambolesque qui a vu l’un de ses favoris se tromper de parcours. Sweet David , lui, a accroché une lice, ce qui aurait pu le mettre hors-course. Mais Moïse Ohana et Alexandre Pucheu, copropriétaires du cheval avec Gaby Leenders, ont savouré cette expérience extraordinaire : entrer en triomphateurs dans la winners’ enclosure de Cheltenham !

Repris de justesse
Sweet David a débuté sa carrière par une victoire sur les haies de Nantes au mois de septembre de ses trois ans. Il a poursuivi son petit bout de chemin sans se faire remarquer avant un succès facile à Auteuil dans un steeple-chase réservé aux quatre ans, en juin 2023, suivi d’une 4e place dans le Prix La Périchole (Gr.3). Puis, le hongre a semblé s’éteindre jusqu’à une série de mauvaises performances à Pau et même une chute, dans un réclamer, en janvier 2024. « On s’est demandé si on mettait un terme à sa carrière ou si on tentait l’aventure du cross », explique Gabriel Leenders. L’entraîneur a alors consulté les propriétaires du cheval. Moïse Ohana raconte : « Sweet avait atteint son seuil de compétence sur le steeple, cela allait trop vite pour lui et il n’y trouvait pas son compte. Gaby m’a dit qu’ il était sûr qu’ il s’adapterait au cross. Cette discipline est une tradition familiale chez les Leenders, alors on a dit banco ! » Sweet David débute donc en cross au Lion d’Angers, sur 4 400 m, le 1er avril 2024. Il termine deuxième à distance du vainqueur. Le hongre s’impose trois semaines plus tard, à Durtal, et ne descend jamais du podium durant ses quatre courses suivantes, jusqu’à sa victoire éclatante à Cheltenham. Sweet David est transfiguré et ce qu’ il réussit à cinq ans, avec peu d’expérience en cross, est tout simplement bluffant ! Être orienté vers cette discipline a sauvé sa carrière et pourrait faire de lui une star des hippodromes . « Il est bien dans ses baskets et heureux de faire ce qu’ il fait », dit son entraîneur. Sweet a engrangé 75 000 euros depuis qu’il a changé de discipline.

Tous les chevaux ne sont pas capables de s’adapter au cross, évidemment. Ils doivent avoir beaucoup d’équilibre, une grande solidité physique, de la bravoure et de l’endurance . « Il faut qu’ ils respirent et fassent le moins d’efforts possible », précise Gaby Leenders.

Quand les propriétaires se prennent au jeu du cross

Les casaques Papot ou Pilarski, entre autres grands noms, participent au Trophée National du Cross. Les propriétaires sont souvent séduits par ces épreuves portées par la ferveur populaire et que l’on a, en tant que spectateur, le temps de savourer.
Moïse Ohana ne connaissait pas le cross avant que son cheval, qu’il a nommé Sweet David en hommage à son père dont c’était le prénom, ne soit dirigé vers cette discipline. Il témoigne de son expérience :

« Avant de découvrir le cross, je voyais vraiment cela comme un autre univers, j’avais le cœur qui s’arrêtait à chaque obstacle et un sentiment de danger. Mais quand tu es investi et concerné, c’est finalement moins stressant qu’un steeple ou une course de haies. J’ai le sentiment que les chevaux le font facilement et se prennent au jeu. Je pense aussi que cette discipline fait appel aux qualités du cavalier et à sa complicité avec le cheval. C’est un véritable spectacle lié à la longévité des chevaux, qui y prennent goût dans le temps, progressent et acquièrent une expérience formidable. »

Sweet David a pris la deuxième place du Grand Cross de Craon 2024, ce qui a donné à Moïse Ohana l’occasion de découvrir les fameuses « Trois Glorieuses », ces journées de courses qui font vibrer l’Ouest : « Je suis allé me mêler aux milliers de personnes dans les gradins et j’ai été stupéfait car tout le monde connaissait le nom des chevaux, on sentait que le cross était le point d’orgue de la journée. J’ai aimé l’alchimie entre cette discipline et le public.
À Craon et à Cheltenham j’ai reconnu le parcours à pieds avec Gaby : c’était absolument incroyable. J’ai eu l’impression d’obstacles immenses et difficiles à franchir, mais finalement on observe que les chevaux les abordent d’une façon naturelle, leurs efforts sont harmonieux.
À Cheltenham la ferveur du public était folle, avec un commentaire d’une sobriété rare. Tout à coup j’ai entendu le nom de mon cheval constamment cité et il est venu gagner avec une facilité incroyable ! La clameur de la foule s’amplifiait dans le dernier tournant et ce moment de partage avec des dizaines de milliers de personnes était absolument à part. En ce sens, je n’échangerais pas ma victoire à Cheltenham contre une autre à Auteuil ! Je comprends maintenant pourquoi les gens se passionnent pour le cross. »

Seuls de vrais bons éléments peuvent remporter les plus grands cross, comme celui de Craon qui, selon Guillaume Macaire, nécessite « un cheval capable de gagner un quinté en steeple à Auteuil. » « Les conditions de course font qu’il devient très difficile d’engager un cheval qui a gagné en steeple s’il n’est pas capable de grimper les échelons jusqu’aux groupes. Le cross est donc une solution », explique l’entraîneur vainqueur du Trophée National du Cross 2024.

L’apogée à sept ou huit ans
« Si les chevaux sont doués pour le cross, ils reprennent énormément de moral car le travail et les parcours sont moins routiniers qu’en haies ou en steeple », analyse Philippe Peltier, dont la jument Miss Laura a remporté les deux dernières étapes du Trophée National. Née en 2015, la petite championne est arrivée chez la famille Peltier il y a un an et demi seulement. Elle avait déjà remporté des cross chez son ancien entraîneur, David Cottin. « Elle vit au paddock, car elle est stressée et tourne au box, explique Philippe Peltier. Elle a gagné huit cross pour la casaque de son naisseur Daniel Miloux, et elle a pris 140 000 euros de gains depuis que nous l’avons ! »
Les cross sont dans l’ADN de Philippe Peltier, basé près de Durtal. Il se souvient avec nostalgie d’Imposant, un AQPS fils de Vidéo Rock qui fut une star de la discipline. « Lorsque je l’ai récupéré à l’été 2001, il avait couru huit fois sans gagner. Il a ensuite disputé deux steeples correctement pour moi puis s’est fait faucher par un autre cheval en course et a perdu confiance. Il n’était plus fiable à l’obstacle et plus personne ne voulait le monter, alors je m’en suis occupé moi-même, l’après-midi, et je l’ai dressé sur le cross. Je l’ai engagé à Argentan où Christophe Dubourg a bien voulu me faire confiance, terminant 3e. La semaine suivante, je l’ai ramené à Argentan. Ce jour-là, Christophe Dubourg baptisait son bébé mais je lui ai dit : tu viens monter Imposant, tu gagnes et ensuite seulement tu pars à l’église ! Et cela s’est passé exactement comme ça ! » Imposant était un marathonien, aidé en cela par sa carrure légère. Il a gagné trois cross à Pau et deux fois l’Anjou-Loire Challenge, la course sans fin : 7 300 m ! « Il était tellement endurant qu’il aurait pu tenir dix kilomètres », assure Philippe Peltier.
William Menuet a la même vision de son cheval Posilox, lui aussi double vainqueur de l’Anjou-Loire Challenge. « Le juge de paix de cette course, c’est la distance de 7 300 m, car la barre des 6 000 m est difficile à passer. Au Lion, il y a en plus la montée des pianos après 6 500 m de course. Le cheval doit avoir la capacité de repartir quand ses rivaux craquent. Posilox était un vrai guerrier, il ne s’avouait jamais vaincu. Il avait une tenue à toute épreuve et faisait la différence sur le dernier kilomètre. »
William et Posilox ont fait équipe durant dix années de compétition, le cheval ayant pris sa retraite à treize ans avec à son tableau d’honneur quarante-quatre courses, douze victoires et 282.000 euros de gains ! « Ces chevaux se fabriquent et je trouve que cela valorise le travail de l’entraîneur. Et puis remporter l’Anjou-Loire Challenge devant des dizaines de milliers de spectateurs, c’est encore plus savoureux que de gagner un groupe à Auteuil ! Quant aux chevaux que l’on garde durant tant d’années et qui arrivent à leur apogée à sept ou huit ans seulement, ils deviennent la coqueluche des spectateurs et les bébés de la maison. »
Gabriel Leenders est encore plus enthousiaste quand il déclare : « Gagner le Grand Cross de Craon est l’objectif de ma vie, encore plus que le Grand Steeple de Paris. » Qui sait ? Sweet David sera peut-être de taille à réaliser ce rêve !

Une richesse française parfois sous-estimée

La culture du cross est particulièrement forte dans l’Ouest où Craon et Le Lion d’Angers sont des épreuves légendaires, mais partout ailleurs en France de très nombreux hippodromes ont leur parcours. Le Trophée National du Cross, créé en 2020, comprend une quinzaine d’étapes et fait escale à Strasbourg , Lyon, Vittel ou Moulin... « Nous avons une véritable richesse en France : le nombre et la diversité de nos parcours qui permettent à tous les chevaux de s’exprimer, affirme l’entraîneur Guillaume Macaire. Ces cross ont des profils très variés et il faut savoir engager un cheval sur le terrain qui correspond le mieux à ses aptitudes. J’aime gagner des cross et je fais beaucoup de kilomètres pour que mon cheval soit avantagé. » Son collègue William Menuet précise : « Le Grand Cross de Craon, ce sont avant tout des lignes, le parcours est adapté aux chevaux dotés d’une grande action. Le parcours de Pau est extrêmement différent, avec un gros passage de route à moins de 1 000 m de l’arrivée qu’ il faut pouvoir négocier et qui est mythique. » Le cross est parfois considéré comme facteur d’accidents, ce qui est contestable dans la mesure où les chevaux vont moins vite qu’en steeple et a fortiori en haies. Or la vitesse est un facteur aggravant dans la survenue et la sévérité des chutes. Les chevaux de cross sont par ailleurs expérimentés et savent mieux se prendre en charge qu’un débutant. L’existence d’un circuit reconnu tire ces épreuves vers le haut et rassemble de bons chevaux bien entraînés donc aptes à boucler ces parcours. « Dire que le cross est particulièrement dangereux est une idée reçue, affirme Guillaume Macaire. Évidemment, il ne faut pas engager directement sur un gros cross mais débuter un cheval sur des épreuves plus abordables et aller en progression. » Certains rendez-vous comme le Grand Cross de Craon, qui est labellisé Listed, sont de toute façon réservés aux 5ans et plus. « Les chevaux de cross durent, preuve qu’on ne les abime pas. Corezien de la Brunie, un anglo que j ’entraînais, a terminé sa carrière par une victoire à Pompadour à quinze ans ! »

La dernière étape du Trophée National 2024 se disputait sur l’hippodrome de Durtal-Les Rairies, inauguré en 1910 et dont le terrain stable et drainant permet de maintenir de bonnes pistes même en décembre. Le cross de Durtal se distingue par la « carrière », une descente assez vertigineuse vers une cuvette que les chevaux affrontent dès le début du parcours et franchissent dans les deux sens. Gilles Lusson est le président de la société des courses. Même si l’hippodrome emploie une personne à plein temps, il faut aussi toute l’énergie d’une solide équipe de bénévoles pour entretenir son cross : « Nous organisons des épreuves dans les trois disciplines sur la même piste avec onze réunions PMH par an donc cela représente un énorme travail. Dès le lendemain des courses mi-décembre nous étions une bonne quinzaine sur place pour boucher les trous, nettoyer les obstacles et les réparer si besoin, replacer les barres d’appel... » Le reste de l’année il faut faire des semis, entretenir et tailler les haies, tondre... Les bénévoles agriculteurs aident beaucoup mais l’équipe comprend aussi d’anciens jockeys et des personnes totalement extérieures au monde du cheval, séduites par l’ambiance de camaraderie du groupe. La topographie des parcours de cross fait que de nombreuses taches ne sont pas mécanisables et doivent s’effectuer à la main. Avoir un beau parcours demande donc ambition et volonté... À Durtal, l’équipe en place souhaite toujours l’améliorer : « Nous avons un excellent cross éducatif qui est un tremplin vers d’autres hippodromes plus sélectifs comme Pau. Nous envisageons de le faire évoluer pour casser les lignes droites et réduire la vitesse des chevaux », explique Gilles Lusson, lui-même ancien permis d’entraîner et qui gagna en 2011 un Quinté à Saint Cloud avec Hor Quercus. Durtal a intégré le circuit du Trophée national du cross en 2024, « une super reconnaissance pour le travail de toute l’équipe » En 2025, l’hippodrome de Segré rejoindra l’aventure.