Certaines zones de la Normandie s’apparentent à des déserts médicaux. Vous appelez un dentiste ? Il ne prend pas de nouveau patient. Vous voulez un rendez-vous chez un dermatologue ? Le délai d’attente peut friser les un an. Mais si en revanche c’est un cheval que l’on soigne, la Normandie devient «the place to be». D’excellents spécialistes de toutes les pathologies des équidés -des yeux aux intestins en passant par la locomotion ou la néonatalogie- y sont rassemblés dans plusieurs centres de soins très importants, illustrant les progrès énormes réalisés par la médecine vétérinaire en quelques décennies.
Jean-Marc Betsch est l’un des associés de la clinique de Méheudin, dans l’Orne, qui rassemble aujourd’hui vingt-huit vétérinaires et autant d’auxiliaires. à la fin des années quatre-vingt, ce chirurgien, a effectué son internat à l’université de Pennsylvanie, référence en matière d’enseignement et de recherche. « Là-bas j’ai vu tout ce qu’il était possible de faire, ils avaient des décennies d’avance sur la France ! Chez nous il y a quarante ans personne ne faisait d’échographie de tendons. Pouvoir mettre un échographe dans la voiture a été un progrès énorme sur le plan du diagnostic ».
« Le véto omniscient, c’est fini ».
L’évolution des techniques a quasiment fait disparaitre le vétérinaire équin généraliste, du moins pour le traitement ultime du cheval sportif au sens large. La spécialisation des praticiens s’est développée à partir des années 2000. Sébastien Caure, pilier duCentre Hospitalier Vétérinaire Equin pour Équidés de Livet (CHVE), qui rassemble trente et un praticiens dans le Calvados, explique : « Ce qui a vraiment changé ces trente dernières années c’est qu’on agglomère beaucoup de compétences différentes au même endroit. Le véto omniscient c’est fini. Le principe c’est d’identifier le plus précisément possible la pathologie du cheval, et si on sait ce qu’il a on sait le soigner et faire un pronostic pour sa carrière. On a donc besoin de vétérinaires pointus chacun dans leur domaine et d’un excellent plateau technique ». Comprenez les outils tels que scanner, IRM, scintigraphie... Les trois étant rassemblés au Livet, qui se distingue également par une unité de néonatalogie à la pointe du combat, portée par une vétérinaire brillante, Valérie Picandet.
Le Dr Bruno Baup, qui exerce au CHVE de Grenade sur Garonne, en Haute-Garonne, confirme ce besoin « d’une réponse précise à apporter à chaque demande, ce qui implique d’avoir l’équipe la plus qualifiée et diversifiée dans ses compétences que possible. » Dans cette clinique du cheval, qui a le label d’hôpital équin, on développe des fers orthopédiques nés d’imprimantes 3D ainsi que la diathermie, technique de soins basée sur un courant électrique qui transfère l’énergie en profondeur à travers les tissus et a un effet biostimulant.
L’amélioration des protocoles de soin et du matériel permet de sauver – sur le plan strictement vital comme sur celui de la carrière sportive- des chevaux autrefois condamnés, pour un large panel de pathologies différentes : fractures, coliques, poulinages compliqués, problèmes respiratoires... Selon Fabrice Rossignol, chirurgien à la clinique de Grosbois qui est implantée sur le célèbre centre d’entraînement de trotteurs, tout a changé ces dernières décennies, notamment pour la prise en charge des fractures : « On a amélioré les techniques chirurgicales, la formation des équipes, les méthodes d’anesthésie générale, l’assistance au réveil. Les implants modernes (plaques) issus de l’impression 3D sont également un grand progrès ».
« Débrouille-toi, tu n’as qu’à l’opérer debout ! »
La chirurgie du cheval debout, développée en France par Tamara de Beauregard notamment, vétérinaire associée à la clinique de Meslay-du-Maine, est une avancée majeure car elle évite la phase compliquée du réveil, quand le poids du cheval devient son ennemi et peut ruiner une opération réussie. « Je me suis lancée grâce à l’entraîneur Guillaume Macaire, raconte la chirurgienne. J’avais opéré un cheval qui, malheureusement, s’est fracturé la jambe au réveil. Pour l’intervention suivante Guillaume m’a dit : débrouille-toi, tu n’as qu’à l’opérer debout !». C’est donc la technique en vogue pour des fractures pas trop compliquées. « Cela implique d’avoir une bonne équipe avec un anesthésiste qui doit veiller à ce que le cheval ne soit pas trop endormi mais ne bouge pas non plus et trois autres personnes chargées notamment de faire des radios durant l’intervention ». La clinique de Meslay-du-Maine est la seule en France où se pratique la conversion électrique, chirurgie visant à solutionner certaines fibrillations cardiaques, sources de contre-performances et de saignements pulmonaires, en posant des électrodes dans le cœur du cheval et en le choquant, sous anesthésie générale.
Grâce aux progrès de l’imagerie médicale les vétérinaires sont « de moins en moins dans le flou » comme le dit Jean-Marc Betsch. Les scanners interventionnels, dont sont équipées certaines cliniques comme Méheudin, permettent de bouger autour d’un cheval fixe, donc de ne pas avoir à l’endormir et/ou de faire des images en cours de chirurgie.
Le PET-scan pour les chevaux,
la nouvelle frontière
La médecine vétérinaire n’a pas fini d’évoluer, elle le fait même à la vitesse de la lumière ! Jean-Marc Betsch est persuadé que l’importation du PET-scan, classiquement utilisé pour la détection des tumeurs cancéreuses chez l’humain, sera le prochain progrès majeur en provenance des États-Unis. « Les outils d’imagerie traditionnels peuvent montrer une anomalie mais on ne sait pas forcément si elle est la cause de la boiterie. Le PET-scan apporte, lui, une information physiologique très précise sur l’inflammation. On injecte du glucose radioactif à un cheval et si, à un endroit, le produit est plus actif, cela révèle une anomalie « chaude ». Aux États-Unis on pratique les PET-scans sur les chevaux assez couramment».
Mais la détection précoce des pathologies lors des consultations, qui permet d’agir préventivement, est peut-être la véritable révolution de la médecine vétérinaire contemporaine. Les outils de diagnostic modernes associés à une science de l’examen clinique, qui est culturellement l’un des points forts des praticiens français, permettent cette prévention essentielle pour la gestion de carrière du cheval sportif. « Détecter les problèmes à leur tout début, avant qu’ils prennent une tournure catastrophique, c’est la clé de tout, explique Sébastien Caure. Cela passe bien sûr par les techniques d’imagerie mais tout autant par la sensibilisation des clients : ils comprennent mieux désormais que plus on agit tôt, plus on donne de chances au cheval, quel que soit son problème. » Un suivi régulier qui peut éviter d’avoir à réparer ensuite une tendinite ou une fracture.
Un protocole de prévention obligatoire a ainsi été mis en place en 2021 pour la Melbourne Cup en Australie, course mythique mais très attaquée en raison des accidents fatals de chevaux : cinq entre 2010 et 2020. Les investigations ont démontré que la plupart de ces décès auraient pu être évités si la fragilité du cheval avait été détectée en amont.
Les membres des chevaux pré-engagés dans la course sont donc désormais scannés avec une machine permettant de les garder debout sous sédation et non couchés sous anesthésie générale. En 2023, cinquante-deux chevaux ont été scannés et cinq exclus de la compétition. La Melbourne Cup n’a plus connu d’accident mortel depuis la mise en place de ce protocole, qui sauve des vies de cracks mais aussi potentiellement la course elle-même !
Ses patients à quatre jambes, Sébastien Caure aime d’abord les palper : ses mains fermes et expertes tâtent leur dos, leurs membres, leur croupe. Son bras ganté tout entier explore les bassins de l’intérieur. Puis, ce diplômé de l’école de Nantes promotion 1994, observe les chevaux en action selon un rituel immuable : tests de flexion, trot en ligne, sur le cercle sur sol dur puis profond... avant, qu’enfin, une sentence tombe : le cheval a ça, et ça... Une hypothèse que l’usage ciblé de l’imagerie vient très généralement confirmer.
Sébastien Caure, orthopédiste que l’on vient consulter en Normandie, au CHVE de Livet, depuis la Suisse ou l’Alsace, ne vous ruinera pas en radios ! Il aime à résoudre les énigmes à l’ancienne, faisant confiance à son expérience encyclopédique du cheval plutôt que de le scanner de la tête à la queue comme cela se pratique beaucoup : « l’examen clinique d’abord, l’imagerie en soutien !». L’homme est généralement chaleureux et accessible, mais ne fait pas rêver le client inutilement. à Yannick Fouin, qui présentait une pouliche dont l’examen vétérinaire révéla la faible constitution, il demanda :
- Vous entraînez à Lourdes ?
- Eux non... Maisons-Lafitte
- Alors n’essayez pas !
Il est le maestro de la clinique de Grosbois où il exerce depuis 1994, celui qui reçoit des patients venus de toute l’Europe comme des chevaux de course blessés sur les hippodromes parisiens. Fabrice Rossignol va également opérer en Allemagne, Belgique, Suède, aux USA ou au Moyen-Orient. L’homme est spécialiste des chirurgies respiratoires mais aussi des fractures. Il a choisi cette discipline « pour la complexité du domaine, car il y a plein de choses à inventer. »
Ses dernières innovations portent sur le traitement du cornage par des implants nerveux (greffe de nerfs) et l’amélioration de prothèses musculaires grâce aux implants de nouvelle génération issus de l’impression 3D.
Fabrice Rossignol forme également des chirurgiens à l’étranger car selon lui « une bonne technique chirurgicale est celle qui est diffusée et utilisée le plus possible ailleurs. »
Les chevaux gravement accidentés que l’on parvient à sauver sont plus nombreux qu’on ne l’imagine. Certains d’entre eux entament ensuite une carrière de course ou retrouvent les pistes de leurs exploits. L’un des exemples les plus remarquables est celui de Rhialco qui portait la casaque d’un véritable amoureux de la gent équine, Pierre Coveliers.
En 2012, Rhialco, tomba sur le petit open ditch dans le Prix Héros XII et s’explosa le chanfrein, brisé en vingt-deux morceaux. Il était, en principe, condamné, mais Pierrot Coveliers avait décidé de le sauver et il n’est pas homme à tolérer la contradiction. Rhialco a donc été transporté en Suisse, où il a été opéré par le célèbre docteur René Aebischer et son équipe, pour une intervention inédite : la reconstruction faciale complète du cheval, sinus y compris. Deux plaques de titane d’une bonne vingtaine de centimètres lui ont été vissées. Après une longue convalescence passée pour partie en thalassothérapie, Rhialco a retrouvé son entraîneur Emmanuel Clayeux puis l’hippodrome d’Auteuil sur lequel il s’est imposé à nouveau pour sa rentrée et cinq fois de suite à partir de septembre 2013, remportant notamment deux Listed et un Gr1I, le Prix Léon Olry-Roederer ! Il se classa troisième du Grand Steeple-Chase de Paris 2014.
« De nombreux chevaux que l’on opère de fractures courent et regagnent, il y en a beaucoup plus qu’on ne le croit, souligne Tamara de Beauregard. Les propriétaires et entraîneurs sont plus sensibilisés qu’avant et demandent des radios en cas d’accident. »
Les chevaux les plus gravement accidentés doivent pouvoir compter sur leur bonne étoile : un propriétaire aimant et obstiné. Le crack Bon Augure, portant la casaque MacLennan, restait sur quatre victoires consécutives à Auteuil lorsqu’un autre concurrent lui a marché dedans dans le Prix de Maisons-Laffitte 2015, lui sectionnant les tendons des deux postérieurs. Le cheval était hongre mais les Lynne et Angus MacLennan l’ont tout de même fait transporter à Grosbois pour lui sauver la vie. Le cheval a finalement retrouvé les boxes d’Adrien Lacombe (chez qui il est aujourd’hui à la retraite), son jockey Angelo Gasnier, et s’est imposé à Auteuil pour sa course de rentrée en mars 2017, un an et demi plus tard ! Il a ensuite engrangé trois autres victoires. « Notre philosophie est de donner à chaque cheval une chance de s’en sortir, à condition que cela ne lui occasionne pas une souffrance inutile. Nous considérons chaque cas individuellement, indique Lynne MacLennan. Bon Augure était notre champion et nous voulions le sauver même s’il ne devait plus être qu’un simple cheval de loisir ou un retraité au pré. Nous n’imaginions vraiment pas qu’il puisse recourir, et c’est un miracle que cela se soit produit. Mais cela démontre que de belles histoires sont possibles si on n’euthanasie pas les chevaux précipitamment. »
Cette année les MacLennan ont donné sa chance à l’un de leurs foals, victime d’une fracture ouverte d’un postérieur au pré. Le membre pendait par un lambeau de chair. L’Héritier – c’est son nom- a été opéré au CHVE du Livet par le Dr Cyril Tricaud, qui lui a posé trois plaques non pas sous mais par-dessus la peau. Le risque majeur, au-delà de la fracture, était l’infection de cette plaie souillée qu’il fallait panser soigneusement, selon une méthode spécifique, chaque jour. En effet, au-delà de l’intervention elle-même, la réussite d’une telle opération repose sur une bonne organisation de la convalescence. Six mois plus tard, la troisième plaque a été retirée au poulain, qui vit avec un poney de compagnie et va pouvoir commencer à marcher en main. Son avenir sportif est évidemment très incertain, mais il faut laisser la place au rêve !
Si la profession vétérinaire se féminise énormément, cette conquête ne semble pas avoir encore atteint les blocs opératoires où les hommes restent majoritaires. Tamara de Beauregard est, à Meslay-du-Maine, l’une des pionnières françaises de cette discipline. Diplômée de l’école de Toulouse en 2004, elle a ensuite effectué un internat et une résidence de chirurgie à Gand en Belgique. Sa vocation est, on ne peut plus précoce, puisqu’elle avait quatre ans lorsqu’elle a décidé de son futur métier : « Un cheval s’est échappé de chez mon père et s’est encastré dans une voiture sur l’autoroute. On a dû l’euthanasier. Je me suis dit : je veux devenir chirurgienne et sauver les chevaux ».
Tamara de Beauregard ne se sent peut-être jamais aussi bien que les deux bras plongés jusqu’aux épaules dans le ventre d’un cheval endormi, dont l’avenir dépend de ses prouesses. « C’est de l’adrénaline au quotidien, on fait face à des défis, des remises en question et des surprises tous les jours. C’est rare dans un métier !».
Il nous répond depuis les États-Unis, où il est en congrès. L’homme est un touche-à-tout, qui a fait son service militaire à l’École de cavalerie de Saumur avant de diriger, brièvement, un haras de pur-sang puis de s’associer en 1990 à la clinique de Méheudin, créée par le Dr Moisant, « le premier à avoir considéré le trotteur comme un cheval sportif ». Jean-Marc Betsch est aussi titulaire d’un diplôme universitaire de droit équin, d’un autre de chef de centre en reproduction. Il est par ailleurs vice-président de l’AVEF, Association Vétérinaire Equine Française. Spécialiste de la chirurgie orthopédique, il est passionné par la médecine du cheval de sport et a participé à de multiples études sur le sujet. Ce n’est pas un hasard si, à Méheudin, trône un tapis roulant où les galopeurs peuvent faire des tests à l’effort en canterant. La clinique, qui a subi des travaux très importants, a fusionné avec celle de la Boisrie toute proche en 2021. L’activité se poursuit donc sur les deux sites.
En France, trois sites ont obtenu le label de CHVE : outre le Livet, dans le Calvados et la clinique du cheval en Haute-Garonne, il y a la clinique de Conques, non loin de Bordeaux, créée en 1981 par le Dr Serge Lenormand. Le label d’hôpital équin correspond à un cahier des charges défini par le Code déontologique vétérinaire. Les exigences sont élevées en termes de locaux (salle de chirurgie couchée et salle de chirurgie debout par exemple), d’équipement et de personnel (nombre de vétérinaires à plein temps, avoir au moins un spécialiste de la chirurgie ou de la médecine interne, etc.). Un vétérinaire et un assistant doivent être présents sur place vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept afin d’accueillir les urgences.
Si les chevaux ont désormais un scanner « à leur taille », avec un diamètre proche du mètre, c’est grâce au fort pourcentage de la population américaine souffrant d’obésité. La prise en charge médicale de ces personnes a nécessité la création de ces scanners qu’on pourrait qualifier de « grande capacité » qui ont aussi été adaptés par les cliniques vétérinaires. Les techniques de cœlioscopie ou laparoscopie, qui permettent d’insérer de petites caméras dans le corps du cheval pour intervenir de façon très peu invasive, viennent également de la médecine humaine. Pour la prise en charge des rhumatismes articulaires, en revanche, le cheval est un pionnier ! « J’ai fait mes premières injections d’acide hyaluronique dans les articulations des trotteurs dix ans avant qu’on applique ce traitement aux humains », affirme Bruno Baup. Un traitement destiné à « huiler » les articulations. « Les traitements équins sont précurseurs pour tout ce qui est utilisation des cellules souches et matériel auto-immun qu’on peut utiliser pour les articulations ou les tendons en évitant les effets délétères des corticoïdes ». Jean-Marc Betsch précise qu’aux États-Unis, des laboratoires financent des recherches équines autour de l’arthrose « car le cheval est un très bon modèle : ce qui va fonctionner chez le cheval athlète fonctionnera sur le sportif humain », le marché visé in fine.
Installé en 1999 sur le site de Normandie Equine Vallée à Goustranville, le CIRALE (Centre d’Imagerie et de Recherche sur les Affections Locomotrices Équines) est le pôle équin normand de l’École nationale vétérinaire d’Alfort. Avec comme vocations la recherche, l’enseignement et la clinique, le CIRALE est un centre de référence mondialement reconnu pour l’étude des troubles locomoteurs et des facteurs limitant la performance chez les chevaux de sport et de course. La figure de proue du CIRALE est le professeur Jean-Marie Denoix, spécialiste mondialement reconnu des affections locomotrices des équidés. Plus récemment, le centre de physiothérapie Kinésia a ouvert ses portes dans le but de développer des programmes de réathlétisation du cheval. À noter que le laboratoire des courses hippiques, dédié à la lutte antidopage, est installé sur le même site.