Opiniâtre et curieux, direct et pragmatique, peut-être chanceux mais surtout redoutable négociateur, Jacques Détré a pris la mer du turf sur un esquif semblable à tous ceux qui, depuis la nuit des temps hippiques, échouent sur le premier caillou venu. Plus de quarante ans plus tard, il en a fait, petit à petit, en forçant le destin et en saisissant toutes les occasions, une frégate rapide et redoutée, puis un porte-avions.
Après des débuts agités comme gentleman-rider dans les Charentes, et une 3e place à Niort pour tout trophée, Jacques est parti étudier la médecine à Limoges, et il n’est revenu aux courses qu’une fois installé.
Le reste est affaire de rencontres, de circonstances et de réflexion. Avec Benoît Gabeur et Guillaume Macaire, d’abord, et la phénoménale Brune d’Ex, toute petite trouvaille du prodigieux entraîneur qui, une fois en piste, devenait une lionne : sous la casaque de Jacques, qui n’était guère usée, elle allait gagner neuf courses AQPS de rang, dont les Prix de Craon et Jacques de Vienne, qui sont des Groupes 1 AQPS aujourd’hui.
C’est avec l’éleveur Alain Ranson qu’il avait déniché Guillaume Macaire, le jour-même où il s’enguirlandait définitivement avec les propriétaires de sa précédente écurie. Alain et Jacques furent ainsi les premiers propriétaires à rejoindre l’entraîneur lorsqu’il s’installa à Royan. Ensemble, ils firent courir Parika, premier gagnant de Groupe de Jacques Détré, mais pas sous ses couleurs.
Grâce à Pierre de Maleissye, il vit sa casaque s’imposer au meilleur niveau à Auteuil avec Pantruche et surtout Bipbap, lauréat du Prix Maurice Gillois (Gr1) en 1998.
« Un défaut avec une très bonne origine, ça pouvait passer »
C’est de l’autre côté de l’an 2000 que parut ensuite Saint des Saints, premier très gros coup de Jacques Détré. Le poulain avait été conçu par Nicolas de Lageneste dans l’idée d’en faire un étalon après une carrière sur les obstacles (lire notre article en page 18). Mais il n’était pas particulièrement attrayant. Pour Jacques Détré, ce n’était pas si déterminant : « «Macaire» disait à l’époque que ce n’était pas le meilleur qui gagnait, mais le moins fatigué, rappelle-t-il. Ça a pu évoluer depuis mais pour nous, à ce moment-là, l’origine primait. Alors pour ce qui est du physique, il ne fallait pas d’infirmité importante, mais un défaut avec une très bonne origine, ça pouvait passer. Or les origines de ce poulain me plaisaient».
Ce fut une pioche particulièrement heureuse puisque le poulain en question a gagné sept courses à Auteuil, et plus de 430 000 €, tout en restant entier. C’est alors qu’une des principales qualités de Jacques Détré entra en jeu : sa capacité à négocier. Lorsque Saint des Saints, butant sur le monument Karly Flight, a dû entrer au haras, il n’avait plus l’aura du printemps précédent. C’est donc son co-propriétaire qui, comme le confirme son associé Nicolas de Lageneste, a négocié avec Marc de Chambure et Franck Champion l’entrée du cheval au Haras d’Etreham. « C’était une famille originaire de l’élevage de Chambure, et je crois que ça a joué un peu, estime-t-il.
Ensuite, je suis allé chercher parmi ses premiers produits ceux qui me plaisaient et j’en ai acheté cinq, qui ont tous gagné. C’est alors seulement que l’étalon a démarré. Jusque-là, en attendant les premières courses des produits, Franck Champion avait bien du mal à vendre ses saillies ! Et nous avons eu notamment Santa Bamba, que je n’ai pu acquérir que grâce au soutien de Nicolas de Lageneste, et qui a terminé 2e du Prix Congress (Gr2) avant de gagner le Prix Duc d’Anjou (Gr3) et Jean Stern (Gr2)».
L’année de ces victoires, la casaque Détré a aussi gagné -en une semaine- le Prix Ferdinand Dufaure (Gr1) avec Oculi et le Prix du Jockey Club avec Vision d’État, un poulain qu’Éric Libaud avait acheté yearling à Deauville pour Jacques.
Lauréat du Prix Ganay (Gr1), des Prince of Wales’s Stakes (Gr1) à Ascot, et du Hong Kong Vase (Gr1) la saison suivant son Derby français, Vision d’État a placé la casaque sur une orbite inespérée et permis à son propriétaire de vivre « la félicité absolue » au meeting royal d’Ascot après en avoir refusé plusieurs millions d’euros.
Le pompon vient ensuite, lorsque Santa Bamba fut présentée à Vision d’État.
« L’argent des chevaux reste dans les chevaux, explique-t-il. Et grâce à Vision d’État, j’ai pu passer du bricolage à l’artisanat. La réussite que j’ai connue cette année-là m’a permis de grimper quelques marches, et des portes se sont ouvertes. J’ai commencé à m’associer avec Thierry Cyprès à ce moment-là et ça m’a permis d’élargir mon effectif. Je m’étais aperçu qu’avec le nombre et la variété, on compense beaucoup. On prend les coups durs plus sereinement et on a plus de temps. C’est aussi à cette époque que mes enfants ont commencé à véritablement se passionner à leur tour et j’ai su alors qu’il y aurait une suite, qu’il fallait s’inscrire sur le long terme».
Mais alors le pompon vint ensuite, lorsque Santa Bamba fut croisée à Vision d’État et qu’elle donna le jour à la championne De Bon Cœur. La meilleure de sa génération sur les haies d’Auteuil entre 2016 et 2019, elle remporta treize courses pour plus d’un million d’euros de gains. La jument était entraînée par François Nicolle, chez lequel Jacques a retrouvé la complicité de ses premières années à Royan. « De Bon Cœur aurait pu durer plus longtemps mais elle avait les pieds plats, rappelle Jacques. Mon principal regret avec elle, c’est de ne pas avoir couru la Gold Cup après sa Grande Course de Haies d’Auteuil. Ce jour-là, elle faisait afficher une réduction kilométrique de 1’8’’, sur 5 100 mètres. Un temps de Gold Cup. Deux jours après, je me suis réveillé en pleine nuit en me disant qu’on pouvait encore l’engager dans la Gold Cup à Ascot. Une inspiration. François Nicolle n’en était pas convaincu et quand je lui ai dit ça, il a voulu passer des coups de fil à droite à gauche et on l’a dissuadé de suivre mon avis. On ne l’a pas engagée. Je le regrette encore car ça se fait couramment, aujourd’hui. On ne saura jamais ce que ça aurait donné».
Avec la casaque Détré, tout semble possible, en effet.