On constate donc que l’affaire est loin d’être jouée et que tous les efforts d’un Boghos Nubar ne sont pas de trop pour surmonter ces appréhensions occidentales. Dans le mémorandum diffusé dans les chancelleries européennes, les responsables arméniens ont pris soin d’insister sur l’« aspect social » des réformes, afin de désamorcer les craintes d’annexion russe nourrie par la France et l’Angleterre. À la Conférence de Londres, en avril 1913, ces deux états n’en tempèrent pas moins les ambitions russes, tout en refusant de s’associer à la position des Allemands, qui considèrent qu’il s’agit, en l’occurrence, d’une ingérence dans les affaires intérieures de l’Empire ottoman, d’une atteinte grave à sa souveraineté et du signal de la partition de l’Anatolie laissant la porte ouverte à une annexion russe ultérieure. Pour contrer cette thèse, les diplomates russes affirment qu’au contraire, sans l’application rapide des réformes, un risque de désordres, suivis d’une intervention armée russe, est inévitable. Finalement, le principe des réformes est adopté, y compris par l’Allemagne, à condition que leur exécution soit laissée à l’initiative de la Porte et réalisée sous son contrôle, ou, à la rigueur, sous celui des Puissances. Bien évidemment, cette nouvelle proposition, appuyée par la France et l’Angleterre, est formellement rejetée par la Russie, qui ne voit là qu’une manière déguisée de refuser la recherche de solutions concrètes pour rétablir la sécurité en Arménie72. Refusant d’aller plus loin dans le cadre de la Conférence de Londres, les Puissances décident, sur proposition de la Russie, de confier à leurs ambassadeurs respectifs à Constantinople le soin de continuer les pourparlers. Pendant ce temps, joignant l’acte à la parole, le tsar Nicolas masse des troupes sur la frontière turque et ordonne à ses agents d’organiser des provocations kurdes en Arménie pour faire monter la pression73. Durant toutes ces tractations, et notamment dans les mois qui suivent la Conférence de Londres, Nubar tente d’infléchir les positions des uns et des autres, en s’appuyant sur des comités nationaux, tels le British-Armenian Committee, dans lequel siège Lord Bryce, le Comité arménien de Berlin, et sur ses nombreuses relations personnelles. Dans sa correspondance et dans chacune des entrevues qu’il a, il insiste surtout sur le caractère indispensable du contrôle des réformes par les grandes puissances, à défaut de celui de la Russie, que Londres et Berlin ont formellement rejeté 74. Au reste, Boghos Nubar n’est pas vraiment fâché de cette décision collective, s’étant lui-même péniblement soumis à l’idée d’une mainmise russe sur les provinces arméniennes. ...
L’Union et les réformes en Turquie d’Asie (1912-1914)