PORTAIL MULTIPLAN
Jeeves
On reproche parfois à nos amis britanniques
d’être quelque peu hautain envers les autres
civilisations, mais il faut bien leur reconnaître
qu’ils ont su développer un humour des plus
savoureux. Les livres portant sur le personnage
de Jeeves démontrent pleinement l’efficacité de
l’humour anglais : sobre, primesautier, sans vulgarité, parfois loufoque ou un peu absurde.
De prime abord, on pourrait s’étonner que
le nom de Jeeves se retrouve à chaque volume,
car il n’est « que » le butler (valet/) de Bertram
Wooster. Ce dernier est le jeune rejeton rentier
d’une famille aisée, oisif à souhait, n’aimant rien
de mieux que les sorties avec les camarades,
les journées dans les clubs huppés, courses
hippiques et autres loisirs d’un homme sans
occupation principale. Ce qui ne l’empêche pas,
pour autant, d’être souvent occupé : tantôt ce
sera sa terrible tante Agatha, le dragon de la
famille, qui exigera de lui un service (tandis que
Bertram est considéré comme le demeuré de la
famille), tantôt un de ses amis viendra à sa porte
pour requérir son assistance dans des affaires
toujours délicates, ou bien il se mettra lui-même
dans la panade avec quelque amourette ou projet hasardeux.
Hélas, malgré tout ce qu’il peut raconter
sur les qualités des Wooster, Bertie - comme
on le surnomme souvent - n’est pas le plus
débrouillard ou le plus courageux. Et c’est là
qu’intervient Jeeves.
« Monsieur Wooster est très gentil, très
poli, mais il n’a pas de cervelle, non, vraiment pas de cervelle. » dira le Valet à
son propos.
Jeeves, pour sa part, est l’archétype du
valet possédant toutes les vertus. Citant les
plus grands philosophes, auteurs et poètes
avec aisance, bien plus intelligent que son
maître, ses circonvolutions savent trouver
la solution adéquate aux problèmes qui
se présentent, régulièrement à l’encontre
des objections de son maître ou à son
insu. Constamment maître de lui et d’une
courtoisie exquise jusque dans ses plus vifs
reproches, voulant toujours donner satisfaction, tout au plus aura-t-il un infime
plissement des lèvres si quelque chose lui
paraît réellement drôle. Cela passe souvent
au détriment de Bertie, qui doit par exemple
être décrit comme fou pour échapper à des
fiançailles jugées fâcheuses, ou bien avec
des compromis n’étant pas trop de son goût,
comme utiliser un portrait de lui (que Jeeves
n’appréciait pas à cause de l’aspect affamé
qu’il avait) serve pour une campagne publicitaire concernant des soupes.
Les livres sont habituellement découpés
en historiettes d’une vingtaine de pages,
rapides et faciles à lire, qui suivent généralement la même structure. Bertram est sorti
de son oisiveté par un membre de sa famille
(comme tante Agatha désirant qu’il se rende
chez un baron, afin de lui dérober un pot
à crème en forme de vache pour le compte de
son oncle Tom) ou un ami venant demander son
aide (comme Bingo Little, qui tombe amoureux
à peu près une ou deux fois par moi) et le convaincant par persuasion ou coercition. Bertie
fait appel à Jeeves la plupart du temps, ou bien
il insiste pour utiliser un plan de son invention,
un évènement fait que souvent, cela a l’effet
inverse de celui désiré.
Mais Jeeves, qui pense à tout, se révèle avoir
trouvé une solution qui arrive à point nommé
pour le sortir du guêpier. Bien entendu, entretemps, il y aura eu des situations cocasses et
gênantes pour Bertie (tel que se retrouver perché par un arbre pour créer une discrétion,
tandis qu’un gendarme le repère sur le fait) et
des dialogues accrocheurs. Et Jeeves obtiendra gain de cause (le sacrifice d’un vêtement
qu’adore son maître mais qui choque son propre sens esthétique est récurrent).
- Voyons cela de plus près.
J’examinai la chose. C’était un message pour le
moins bizarre. Bizarre. Il n’y avait pas d’autre mot.
Il était ainsi libellé :
N’oublie pas à ton arrivée ici essentiel croiser
parfaits inconnus.
Nous autres Wooster avons l’esprit quelque
peu lent, surtout au petit-déjeuner, et une douleur
sourde me vrilla les sourcils.
- Qu’est-ce que cela signifie ?
- Je ne saurais vous le dire, Monsieur.
- Le télégramme parle d’« ici ». C’est où « ici » ?
- Monsieur observera que le télégramme est
posté depuis Woollam Chersey.
- C’est exact. De Woollam, comme vous l’avez
fort judicieusement remarqué, Woollam Chersey.
L’on s’efforce de nous dire quelque chose.
- Quoi donc, Monsieur ?
- Ça, je l’ignore. Ce n’est tout de même pas tant
Agatha ? Qu’en pensez-vous ?
- Ce serait surprenant, Monsieur.
- Certes. Encore une fois, vous avez raison. Ainsi
donc, la seule chose dont nous soyons sûrs, c’est
qu’une personne inconnue, résidant à Woollam
Chersey, juge essentiel que je croise sur mon
chemin de parfaits inconnus. Mais pourquoi rencontrerais-je donc de parfaits inconnus, Jeeves ?
- Je ne saurais vous le dire, Monsieur.
- Toutefois, si l’on considère la question sous un
autre angle, pourquoi n’en rencontrerais-je pas ?
- Tout à fait, Monsieur.
- Par conséquent, nous voilà forcés de conclure
que a chose est un mystère dont seul l’avenir nous
livrera la clef. Il ne nous reste plus qu’à voir venir,
Jeeves.
- Monsieur m’ôte les mots de la bouche.
Ce qui vous permet aussi de remarquer le
style de Wodehouse, accentué sur l’échange
plutôt que les verbes dialogiques et descriptions associées. Les livres avec Jeeves se situent
dans une Angleterre du siècle dernier, qui, avec
ses baronets, ses personnages truculents et les
situations exposées dans les romans, demeu &P