PixaRom numéro 4 PixaRom numéro 4 Mars 2014 | Page 72

PORTAIL MULTIPLAN Lovecraft L ovecraft, ainsi, il ne faut pas le négliger, que les auteurs s’étant engouffrés dans le style littéraire qu’il a institué, a su créer un héritage persistant. En s’approchant du siècle bien tassé, le mythe fondé par cet auteur est toujours vigoureux, comme en attestent les variantes de jeu de rôle se passant dans cet univers, ainsi que les auteurs et divers autres jeux s’en inspirant (tel que Eternal Darkness ou, plus récemment, Elder Signs). Mais qu’en est-il avec les oeuvres d’origine ? On tient avec l’affaire Charles Dexter Ward un exemple typique des oeuvres de Lovecraft, où des humains sont aux prises avec des forces et entités dépassant généralement leur compréhension, souvent indicibles et dont la simple évocation peut fissurer le mental de quelqu’un. Un univers où il existe des dimensions multiples, où l’ésotérisme et les sciences occultes possèdent un pouvoir certain, certain et hautement dangereux. Où l’homme n’occupe qu’une place négligeable. D’ailleurs, dès le début, on apprend que ledit Ward a été interné et que sa folie ne laisse pas de surprendre les aliénistes, comme ils étaient appelés en ce temps-là (nous sommes dans les années 20 pour l’essentiel). Extrêmement intelligent et très au fait des choses du passé, il démontre une ignorance crasse des éléments modernes, cependant. Et Lovecraft d’entamer l’anamnèse de Ward, l’histoire de ses troubles mentaux, qui ont pour point de départ la découverte de manuscrits ayant appartenu à l’un de ses ancêtres, Cullen. Et, paf, une bonne trentaine de pages relatant la vie de l’aïeul, qui n’est en effet pas très net avec ses expériences obscures, son intérêt pour les ouvrages de magie noire, les disparitions de cadavres, les probables séquestrations, et, surtout, le fait qu’il ne vieillisse plus depuis des dizaines d’années. Certes, il est expliqué dans l’histoire qu’il avait des intérêts commerciaux à rester dans une même ville, mais le quidam n’est quand même pas si malin. A force de faire des choses que la morale réprouve, on peut s’étonner que les habitants aient mis plus d’un demi-siècle avant de lui régler son compte ; je ne sais pas, quelqu’un qui ne vieillit plus du tout, ça pourrait intriguer bien avant cela... Bref, le récit suit après la propre dégradation mentale de Ward à mesure qu’il s’immerge dans les documents de son ascendant, et là, rebelote, les parents sont bien laxistes de le laisser s’enfermer des semaines et mois entiers, tandis qu’ils entendent très clairement que des évènements pas très nets se passent dans son « laboratoire ». Autre continent, autre époque, mais tout de même. D’autres évènements empreints d’insanité se produisent comme pour Cullen en son temps... Il y a beaucoup d’insistance sur les rituels horribles, les horreurs innommables invoquées, les pratiques honnies, toute une mystique qui peut s’avérer croustillante - magie impie inside - mais le tout manque un peu de punch. Côté horreur, c’est tout à fait ça, sauf que l’accent est presque complètement porté sur la suggestion. Difficile d’être vraiment effrayé quand, en plus, 98% de l’histoire est rapportée au style indirect avec un narrateur omniscient, il n’y a presque pas de dialogues. Un mode narratif qui doit, à mon avis, être plutôt rare de nos jours et qui nuit quelque peu à l’immersion. Le problème - qui apparaît avec d’autres histoires de Lovecraft - est que cela peut apparaître comme un tantinet désuet de nos jours. Les ficelles utilisées pour le mystère sont notamment trop grosses, faisant qu’on devine sans peine le noeud du problème avec Ward. Au final, ce sont plus les concepts qui font mouche, ainsi qu’une ambiance véritablement lugubre. Ce n’est pas une mauvaise lecture en soi, mais je pense que les générations suivantes ont mieux su tirer parti des fondations jetées par Lovecraft, et à tout prendre, si vous désirez puiser à la source, mieux vaut peut-être jeter votre dévolu sur Le Mythe de Cthulhu ou Dans l’abîme du temps. Ph’nglui mglw’nafh Cthulhu R’lyeh wgah’nagl fhtagn ! 72    PixaRom magazine