PORTAIL MULTIPLAN
Lovecraft
L
ovecraft, ainsi, il ne faut pas le négliger,
que les auteurs s’étant engouffrés dans
le style littéraire qu’il a institué, a su
créer un héritage persistant. En s’approchant du
siècle bien tassé, le mythe fondé par cet auteur
est toujours vigoureux, comme en attestent les
variantes de jeu de rôle se passant dans cet univers, ainsi que les auteurs et divers autres jeux
s’en inspirant (tel que Eternal Darkness ou, plus
récemment, Elder Signs).
Mais qu’en est-il avec les oeuvres d’origine
? On tient avec l’affaire Charles Dexter Ward un
exemple typique des oeuvres de Lovecraft, où
des humains sont aux prises avec des forces
et entités dépassant généralement leur compréhension, souvent indicibles et dont la simple
évocation peut fissurer le mental de quelqu’un.
Un univers où il existe des dimensions multiples,
où l’ésotérisme et les sciences occultes possèdent un pouvoir certain, certain et hautement
dangereux. Où l’homme n’occupe qu’une
place négligeable.
D’ailleurs, dès le début, on apprend que ledit
Ward a été interné et que sa folie ne laisse pas
de surprendre les aliénistes, comme ils étaient
appelés en ce temps-là (nous sommes dans
les années 20 pour l’essentiel). Extrêmement
intelligent et très au fait des choses du passé, il
démontre une ignorance crasse des éléments
modernes, cependant. Et Lovecraft d’entamer
l’anamnèse de Ward, l’histoire de ses troubles
mentaux, qui ont pour point de départ la découverte de manuscrits ayant appartenu à l’un de
ses ancêtres, Cullen. Et, paf, une bonne trentaine
de pages relatant la vie de l’aïeul, qui n’est en
effet pas très net avec ses expériences obscures,
son intérêt pour les ouvrages de magie noire, les
disparitions de cadavres, les probables séquestrations, et, surtout, le fait qu’il ne vieillisse plus
depuis des dizaines d’années.
Certes, il est expliqué dans l’histoire qu’il
avait des intérêts commerciaux à rester dans
une même ville, mais le quidam
n’est quand même pas si malin.
A force de faire des choses que
la morale réprouve, on peut
s’étonner que les habitants aient
mis plus d’un demi-siècle avant
de lui régler son compte ; je ne
sais pas, quelqu’un qui ne vieillit
plus du tout, ça pourrait intriguer
bien avant cela...
Bref, le récit suit après la propre dégradation mentale de
Ward à mesure qu’il s’immerge
dans les documents de son
ascendant, et là, rebelote, les
parents sont bien laxistes de le
laisser s’enfermer des semaines
et mois entiers, tandis qu’ils
entendent très clairement que
des évènements pas très nets se passent dans
son « laboratoire ». Autre continent, autre
époque, mais tout de même.
D’autres évènements empreints d’insanité se
produisent comme pour Cullen en son temps...
Il y a beaucoup d’insistance sur les rituels horribles, les horreurs innommables invoquées, les
pratiques honnies, toute une mystique qui peut
s’avérer croustillante - magie impie inside - mais
le tout manque un peu de punch. Côté horreur, c’est tout à fait ça, sauf que l’accent est
presque complètement porté sur la suggestion.
Difficile d’être vraiment effrayé quand, en plus,
98% de l’histoire est rapportée au style indirect
avec un narrateur omniscient, il n’y a presque
pas de dialogues. Un mode narratif qui doit, à
mon avis, être plutôt rare de nos jours et qui nuit
quelque peu à l’immersion.
Le problème - qui apparaît avec d’autres histoires de Lovecraft - est que cela peut apparaître
comme un tantinet désuet de nos jours. Les
ficelles utilisées pour le mystère sont notamment
trop grosses, faisant qu’on
devine sans peine le noeud
du problème avec Ward. Au
final, ce sont plus les concepts qui font mouche, ainsi
qu’une ambiance véritablement lugubre. Ce n’est pas
une mauvaise lecture en
soi, mais je pense que les
générations suivantes ont
mieux su tirer parti des fondations jetées par Lovecraft,
et à tout prendre, si vous
désirez puiser à la source,
mieux vaut peut-être jeter
votre dévolu sur Le Mythe
de Cthulhu ou Dans l’abîme
du temps.
Ph’nglui mglw’nafh
Cthulhu R’lyeh
wgah’nagl fhtagn !
72 PixaRom magazine