ENTRETIENS
COMMENT AVEZ-VOUS INTÉGRÉ LE CNRS? En 1991, on pouvait encore réussir le concours CNRS sans thèse. J’ ai été recrutée après deux ans de doctorat, puis j’ ai effectué une troisième année de thèse que j’ ai soutenue en 1992. C’ était la dernière génération à pouvoir le faire. Cela me garantissait la stabilité géographique nécessaire à ma vie personnelle et familiale.
COMMENT SE SONT DÉROULÉES VOS PREMIÈRES ANNÉES AU CNRS? Après ma thèse, j’ ai eu un premier enfant, puis deux ans plus tard, des jumelles. Je me suis donc retrouvée avec trois enfants de moins de trois ans. À ce moment-là, je suis passée à 80 %, ce qui était peu courant mais possible car c’ était l’ époque où les financements étaient récurrents, sans avoir à répondre constamment à des appels d’ offres. Je travaillais à fond quatre jours par semaine, et je gardais un jour pour m’ occuper des enfants. J’ avais envie de profiter de mes enfants, mais au bout de quelques années, je me suis retrouvée à assumer la quasi-totalité de la charge mentale. J’ étais épuisée. C’ était aussi une période difficile dans mon laboratoire. Le laboratoire était un peu isolé, sans réelle perspective de succession, ce qui a favorisé des tensions.
COMMENT A ÉTÉ CRÉÉ LE LABORATOIRE D’ OPTIQUE ET BIOSCIENCES( LOB)? Une expertise externe sur le Laboratoire d’ optique quantique, commandée par l’ École polytechnique, a donné un rapport très négatif. J’ ai très mal vécu cette évaluation qui n’ était basée sur aucun rapport, ni visite ou entretien! Nous avons demandé une contre-expertise, qui, cette fois, a reconnu la qualité scientifique des membres du laboratoire mais a pointé un problème de gouvernance. En parallèle, Jean-Louis Martin souhaitait créer un nouveau laboratoire orienté vers l’ optique et la biologie, et cherchait des locaux. Le laboratoire d’ optique quantique a donc été supprimé et le Laboratoire d’ Optique et Biosciences( LOB) a été fondé en 2001, dans les mêmes locaux, avec une réévaluation un an plus tard cette fois-ci très positive. JeanLouis Martin a mis en place une organisation par projet, donné un budget propre à chaque personnel et instauré des réunions entre chercheurs pour discuter des financements et avancées de nos recherches. Cette nouvelle autonomie était libératrice: partir en conférence, acheter du matériel, tout devenait plus simple.
COMMENT AVEZ-VOUS ORIENTÉ VOS RECHERCHES VERS LES MILIEUX BIOLOGIQUES? Entre 1996 et 2001, François Hache et moi avions étudié l’ optique non linéaire de molécules chirales. La création du LOB était donc une formidable opportunité pour étudier des biomolécules, toutes chirales. J’ ai ainsi commencé à étudier les processus chiraux sur des surfaces d’ ADN par des expériences de génération de second harmonique( SHG). Mais à l’ arrivée d’ Emmanuel Beaurepaire qui a monté un microscopie multiphoton au LOB, nous avons constaté que le collagène et la myosine généraient un signal SHG bien plus important que l’ ADN. Dès 2002, j’ ai réorienté mes recherches vers l’ imagerie SHG des tissus riches en collagène. J’ ai déterminé le rôle de la chiralité dans le signal SHG du collagène puis j’ ai rapidement basculé sur des applications aux fibroses rénales et pulmonaires en collaboration avec des équipes biomédicales de l’ Inserm. Ceci m’ a beaucoup appris sur le collagène et m’ a permis de comprendre les enjeux de son imagerie. Cela m’ a poussé à améliorer ma technique qui était essentiellement qualitative initialement.
QUELLES ONT ÉTÉ LES ÉTAPES NÉCESSAIRES POUR DÉVELOPPER CETTE MÉTHODE DE CARACTÉRISATION DU COLLAGÈNE? Le but étant de faire des mesures quantitatives, nous avons choisi une méthode « bottom-up » en partant de l’ échelle moléculaire: avec PierreFrançois Brevet, nous avons mesuré la réponse hyperRayleigh de triples hélices en solution acide. Nous sommes ensuite passés à l’ échelle des fibrilles en demandant à la chimiste Carole Aimé de synthétiser des fibrilles de diamètres variables, compris entre une trentaine et plusieurs centaines de nanomètres et mesurés en microscopie électronique. Avec Stéphane Bancelin, nous avons constaté que l’ intensité du signal SHG de chaque fibrille isolée variait comme la puissance 4 du diamètre, confirmant nos prévisions théoriques. Nous avons pu appliquer cette relation à des fibrilles isolées directement dans des tissus pour convertir un niveau de gris SHG en densité de collagène. Mais cela n’ était pas possible dans un tissu dense où plusieurs fibrilles peuvent coexister dans le volume focal avec des directions différentes. C’ est là que des études résolues en polarisation étaient nécessaires pour obtenir des informations plus précises sur la structure du collagène.
QUELS ONT ÉTÉ LES DÉVELOPPEMENTS INSTRUMENTAUX NÉCESSAIRES? Obtenir une polarisation parfaite était crucial. J’ ai donc placé des lames d’ onde en pupille arrière de l’ objectif et caractérisé finement les polarisations linéaires ou circulaires obtenues pour mesurer la réponse tensorielle du collagène en fonction de son organisation dans le volume focal. Avec Margaux Schmeltz, nous avons ainsi développé des mesures de dichroïsme circulaire en microscopie SHG. Ces travaux ont conduit à un formalisme complet publié dans Optica en 2020, où nous montrons clairement la nécessité d’ introduire des contributions non-linéaires dipolaires magnétiques, au-delà de l’ approximation dipolaire électrique.
QUELS SONT LES PRINCIPAUX DÉFIS À RELEVER POUR CARACTÉRISER LE SIGNAL SHG EN PROFONDEUR? Avec Ivan Gusachenko et Gaël Latour, nous avons montré que les polarisations sont déformées en profondeur et que les signaux SHG sont sensibles à l’ hétérogénéité des tissus épais. Aujourd’ hui, nous maîtrisons ou corrigeons numériquement ces effets et nous avons ainsi imagé des cornées humaines intactes sur toute leur épaisseur( 0.6 mm).
POURQUOI ASSOCIER OPTIQUE ET MÉCANIQUE? Car l’ alignement des fibrilles détermine la rigidité: un tendon constitué de collagène bien aligné est une corde, une peau contenant du collagène désorganisé reste souple. Avec le mécanicien JeanMarc Allain, nous étirons les échantillons sous microscope, mesurons la force et corrélons sa variation avec la déformation du réseau de fibrilles de collagène mesurée sur les images SHG.
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