HISTOIRE a PATRIMOINE - n° 100 - mars 2021 | Page 39

Nouveau moment de confusion de mon interlocutrice . Je profite de cet instant , très favorable du reste à Miss Mary , pour la dépeindre en quelques mots . Sa famille a fait la connaissance de la mienne à Dieppe , pendant le mois de juillet . Mes sœurs se sont beaucoup attachées à Miss Mary qui les a immédiatement gagnées par son entrain , son amabilité , et qui d ’ ailleurs , il faut le dire , est charmante et me plaît aussi singulièrement . Elle est intelligente , très agréable , causeuse , vivante et sympathique au plus haut point . Moi , confiant et sans arrière-pensée , nous en étions arrivés à ce degré de familiarité inoffensive et délicieuse , familiarité si impossible à atteindre avec la plupart des jeunes filles élevées à la française et qui séduit tant chez les étrangères . Petite , yeux et cheveux noir de jais , elle possède , sans être jolie , ce rien insaisissable que l ’ on nomme la beauté du diable . Quand elle rit , ce qui lui arrive fréquemment , toute sa physionomie s ’ épanouit et remue : cela donne à l ’ ensemble de ses traits un cachet particulier : la franchise bonne enfant . Quoiqu ’ Anglaise , Miss Mary s ’ exprime en français avec une facilité et une verve étonnan tes , mais elle a beaucoup d ’ accent , et comme ses compatriotes , ouvre à peine les lèvres pour prononcer les mots ; aussi a-t-elle l ’ air , en parlant , de souffler sans effort , de sa bouche , des petites boules de coton . Je trouve cela très gentil , très original , et je n ’ ai pas manqué de le lui dire l ’ autre soir , pendant le cotillon .
Maintenant , miss Mary a relevé la tête de côté . D ’ une main elle s ’ appuie à l ’ un des gros manchons du paquebot et regarde dans le lointain , l ’ autre main abritant ses yeux du soleil , la courbe sinueuse du rivage qui s ’ évase en s ’ éloignant , le phare d ’ Ailly que l ’ on distingue encore très bien , tout blanc , se découpant sur le ciel bleu . Miss Mary porte un chapeau de paille blanche autour duquel une gaze flotte et tourbillonne furieusement , comme si le vent allait l ’ arracher . Un long manteau de voyage l ’ enveloppe tout entière : elle a ainsi un petit air d ’ héroïne de roman qui lui sied à merveille . – Vous rêvez , Miss Mary ? – Je rêvais , répond-elle , je ne rêve plus , vous m ’ avez dérangée . Et brusquement : Promenons-nous , voulez-vous ? – Avec plaisir , Mademoiselle . Intrépides , nous arpentons le pont , courant de bâbord à tribord et de l ’ avant à l ’ arrière . Le vent souffle , il y a de mauvaises vagues qui viennent du large : souvent le roulis nous précipite à l ’ improviste l ’ un contre l ’ autre , et c ’ est alors une série d ’ excuses : – Pardon ! Mademoiselle … – C ’ est moi qui vous demande pardon , Monsieur , je vous ai bousculé sans le vouloir . Nous visitons la cabine du capitaine et le timonier qui , sous ses ordres , dirige la roue du gouvernail . Puis nous passons en revue la file des bouées , les agrès suspendus au-dessous des canots de sauvetage , et toujours nous jasons comme des collégiens en récréation . – Mademoiselle , c ’ est exquis ce que vous avez écrit sur l ’ album où je fais signer mes amis
Page de gauche Le jeune Édouard Bonnaffé , pour traverser la Manche , a pu naviguer sur le Paris II , le Paris III , ou le Rouen , ces deux derniers faisant partie d ’ une série de paquebots anglais à roues , de 760 tonneaux , construits en vue de l ’ exposition universelle de Paris de 1889 . Vitesse 17,25 noeuds , traversée estimée entre 3 h 20 et 3 h 25 . À titre de comparaison le Paris II ne jaugeait que 483 tonneaux et ne dépassait pas 3 noeuds . Trop lent , il a été vendu en 1888 . Ici une carte postale montrant le Paris III , dans le port de Dieppe , en 1888 .
( Carte postale Photographe inconnu Collection particulière )
Ci-dessous Vers 1900 , le train de la ligne Paris- Dieppe , arrivant directement sur le quai , en l ’ absence de gare maritime .
( Carte postale Photographe inconnu Collection particulière ) mars 2021 - HISTOIRE & PATRIMOINE - n ° 100 — 161