Gang de Biches Numéro 4 - Mars/Avril 2019 | Page 44
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TOUTE MA VIE
- Entretiens avec des meufs aux passions dévorantes -
JOYCE
IN TRANSLATION
Margaux Pichon
« Quel est le livre que vous n'avez jamais réussi à
terminer ? » C'est la question posée aux auditeurs de France
Culture via ses réseaux sociaux. Sur trois mille réponses,
c'est Ulysse de James Joyce qui décroche, haut la main, la
première place du top 10. Si certains n'ont jamais réussi à
atteindre la douzième page du roman, Flavie, elle, a terminé
sa huitième lecture. Sans aucun doute, elle a aimé. Cette
passion si singulière pour Ulysse et son auteur méritait bien
une interview.
COMME POUR TOUTE PASSION, ON SE POSE D’ABORD
LA QUESTION DE L’ORIGINE : D’OÙ T’ES VENU CET
INTÉRÊT SI PRONONCÉ POUR L’OEUVRE DU ROMANCIER
IRLANDAIS ?
J’ai d’abord lu beaucoup de littérature française, et beaucoup
en traduction, donc ma découverte de Joyce a finalement été
assez tardive. J’avais entendu le nom çà et là, mais ma curiosité
a vraiment été piquée en 2012 dans un cours de troisième
année de licence, option littérature irlandaise, construit autour
d’un roman nord-irlandais de Robert McLiam Wilson, Eureka
Street (1996), et du recueil de nouvelles de Joyce, Dubliners
(1914). Je me suis passionnée pour l’histoire du pays, et Joyce
en tant que figure m’a intriguée. Cet écrivain dont la prose a
la réputation d’être si difficile à lire, à la fois figure populaire
et tout de même un peu élitiste, le projet un peu fou d’Ulysse
et sa réputation sulfureuse, aussi, c'est cet ensemble qui m'a
fascinée. Dans la foulée, je suis partie à Dublin avec une amie
pour Bloomsday, le festival culturel qui a lieu tous les 16 juin
en l’honneur de son œuvre. Et alors que nous assistons à la
lecture d’un passage de l’œuvre par un vieux monsieur coiffé
d’un canotier, au sommet de la Martello Tower de Sandycove
où commence le roman, depuis laquelle la mer ondoie sous
les doux rayons du soleil de juin : c’est décidé. Ce sera Joyce, et
ce sera Ulysse.
AS-TU FAIT DE TA PASSION TON SUJET D'ÉTUDE OU
L'INVERSE ?
Disons que les deux sont entremêlés — j’ai toujours été un
peu rat de bibliothèque, mais aussi eu un intérêt très vivace
pour le voyage et la culture anglophone au sens large. J’ai eu
la chance de partir plusieurs fois aux États-Unis dans mon
enfance et adolescence, et donc de faire très tôt l’expérience
de l’immersion linguistique, la découverte de tout ce qu’une
langue recouvre face aux problèmes de communication
que l’on peut rencontrer à l’étranger quand on apprend une
langue. On se rend vite compte que tout est nuance, et que
la langue est éminemment culturelle. Je pense que c’est là
que mon intérêt pour la traduction a pris sa source, mais c’est
véritablement en commençant à travailler sur les traductions
d’Ulysse que j’ai concrètement pris la mesure des enjeux d’une
traduction littéraire.
PEUX-TU NOUS EXPLIQUER UN PEU PLUS EN QUOI
CONSISTENT TES RECHERCHES ?
Je compare les deux traductions françaises d’Ulysse (Auguste
Morel, Valery Larbaud et Stuart Gilbert, 1929 ; collectif de 8
traducteurs dirigé par Jacques Aubert, 2004), dans leurs versions
publiées mais aussi à partir de leurs états antérieurs — les
brouillons et tapuscrits des traducteurs qui ont servi au travail
d’élaboration, de correction, de révision du texte. C’est une
forme de jeu des sept différences à de multiples niveaux, qui
permet à la fois de voir comment la traduction de l’innovation a
évolué au fil du temps, mais aussi de reconstruire les processus
créatifs des traducteurs, la chronologie de leurs choix
TU ES PROFESSEURE AGRÉGÉE D’ANGLAIS, COMMENT
LIES-TU TON MÉTIER À TES RECHERCHES ?
Mon métier en tant que tel n’est lié que de très loin à mon sujet
de thèse, puisqu’il s’agit d’enseigner une langue vivante dans
le secondaire. Néanmoins, dans le cadre de ma thèse, je suis
aussi chargée de cours à l’université, où j’enseigne un cours de
littérature irlandaise (Beckett, cette fois), un cours de traduction,
et un cours de traductologie. Dans ce cas précis, l’enseignement
donne du sens à la recherche, puisque tous ces cours sont en
lien avec mes recherches, et me permettent de partager au
moins une partie de mes découvertes et de mon savoir avec les
étudiants. D’autre part, la thèse est un travail à temps plein — et
quand on n’est pas à la bibliothèque ou devant son ordinateur
à écrire, lire ou constituer des bases de données, on participe à
des formations, colloques, congrès et autres journées d’étude,
qui sont l’occasion d’échanger avec d’autres chercheurs.
EN QUOI CET OUVRAGE ET CETTE HISTOIRE DU DÉBUT
DU 20ÈME SIÈCLE SONT-ILS SI PASSIONNANTS POUR
TOI ?
Pour plein de raisons — déjà parce que je m’amuse, avec
Joyce, avec le français. On dit souvent qu’Ulysse est un ouvrage
qui tombe des mains des lecteurs, et c’est vrai que c’est
une expérience de lecture en soi, mais c’est aussi un roman
monde et une œuvre pleine d’humour, si riche qu’au bout de
maintenant huit lectures je ne parviens toujours pas à m’en
lasser. J’apprends plein de choses : sur l’Irlande, sur l’anglais,
sur le français, aussi. Par exemple, je suis en train de me
constituer un petit bréviaire d’argot des années 1920 à partir
de la première traduction ; c’est une manière de redécouvrir