Gang de Biches Numéro 4 - Mars/Avril 2019 | Page 45

TOUTE MA VIE - 45 sa langue maternelle, à travers ses confins désormais oubliés, entre autres « gouape » (voyou) dans « les brindezingues » (être ivre), « gratte-couenne » (barbier) et « ratafia de grenouille » (eau). C’est aussi passionnant parce que c’est un défi : l’ouvrage est réputé intraduisible, et pourtant on l’a traduit, à plusieurs, deux fois. « On dit souvent qu’Ulysse est un ouvrage qui tombe des mains des lecteurs, et c’est vrai que c’est une expérience de lecture en soi » Et puis, la recherche permet de voyager, entre les lignes parce qu’avec Ulysse je passe mes journées dans le Dublin de 1904, et aussi moins métaphoriquement, puisque j’ai aussi souvent l’occasion de partir en pérégrination aux archives, ou pour des événements scientifiques. Pour moi, une grande partie de la richesse se situe dans les échanges, avec les autres spécialistes, avec les étudiants, et puis aussi avec toutes les autres personnes, que ce soit en classe, en conférence, ou même autour d’un verre. UNE TELLE PASSION A FORCÉMENT UNE INFLUENCE SUR LA VIE. QU’EST-CE QUE JOYCE A APPORTÉ À LA TIENNE ? C’est mon métier, et j’y passe donc beaucoup, beaucoup de temps. Je crois que l’impact le plus notable, c’est que la découverte de cet auteur a véritablement influencé mon choix de carrière ; et surtout m’a permis de faire la rencontre de nombre de personnes que je n’aurais jamais imaginé approcher un jour ! De nombreux illustres critiques, mais aussi les (re) traducteurs vers le turc, le roumain, le néerlandais, le persan. Je garde un souvenir joyeux et ému de mes rencontres avec Bernard Hœpffner, qui avait fait partie de l’équipe qui a retraduit Ulysse en français en 2004. C’est une fenêtre sur le monde. AS-TU QUELQUES CONSEILS POUR PARVENIR À LIRE ULYSSE ?  Commencer par l’épisode 4, « Calypso ». Comme la narration est contaminée par les pensées des protagonistes, entrer dans l’œuvre avec Leopold Bloom est plus aisé qu’avec Stephen Dedalus, l’avatar de Joyce lui-même, en jeune homme.  Prendre son temps, être prêt.e à ne pas lire un ouvrage conventionnel et à se laisser porter par le texte sans forcément tout comprendre.  Écouter un ou deux podcasts sur la question, on en trouve d’excellents sur France Culture, notamment un épisode de Sur les docks et des Chemins de la philosphie. Il existe aussi de courtes vidéos disponibles en ligne, qui permettent d’avoir un aperçu de l’œuvre, à l’instar de « Why should you read James Joyce’s Ulysses » de la chaîne TED-Ed ou les introductions à chaque épisode de celle du James Joyce Centre de Dublin.  Constituer un groupe de lecture pour lire l’œuvre à plusieurs, et aller à Dublin pour Bloomsday ! Le petit guide Romping through Ulysses de la facétieuse compagnie dublinoise At it Again est un bon début.  CLUB DE LECTURE NOUVELLE GÉNÉRATION  Marion Le Guenic « Je sais déjà que jamais, jamais je n’oublierai cette lecture. Elle m’a meurtrie, elle m’a nourrie, elle m’a marquée au fer  » déclare l’illustratrice Diglee dans sa critique émue du livre Le Mur Invisible de l’autrichienne Marlen Haushofer. Ce dernier, publié en 1963, relate l’expérience d’une femme se retrouvant seule au milieu de la forêt, entourée par un mur invisible qui la sépare d’un monde qui semble s’être arrêté de vivre. Au-delà de sa survie, cette situation lui faire vivre une réelle introspection et amène une réflexion philosophique et bouleversante sur l’humain. Ce coup de coeur littéraire, publié par l’illustratrice sur Instagram en janvier dernier, va déclencher un engouement sans précédent parmi ses abonné.es qui, curieux et curieuses de cette lecture intense, s’empressent de se procurer l’ouvrage. Les libraires n’en reviennent pas : oublié pendant longtemps, le livre se retrouve en rupture de stock en seulement quelques jours et se hisse n°1 des ventes de littérature allemande sur Amazon. La maison d’édition, Actes Sud, fait même réimprimer plus de 5000 exemplaires pour faire face à cette demande inattendue ! Un phénomène d’influence jusqu’ici assez rare dans le domaine de la littérature dont l’illustratrice se réjouit. Fervente passionnée d’autrices et de poétesses, elle milite depuis plusieurs années pour réhabiliter leurs oeuvres trop souvent oubliées et invisibilisées. Grâce à ce phénomène de lecture collective, elle a réussi à faire revivre cette femme qui l’a tant émue.  ------------------------------------------ Marlen Haushofer, Le Mur invisible, traduction de Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon, Actes Sud, coll. Babel, 1992, 362 pages, 8,70 €