Critica Massonica N. 0 - gen. 2017 | Page 7

Pierre-Yves Beaurepaire

Théorie de la conspiration 1

Récemment illustrée dans le dernier roman d’ Umberto Eco, Le cimetière de Prague, la théorie de la conspiration, qui alimente tout un pan de la littérature américaine contemporaine au point d’ être devenue un thème de recherches universitaires parmi les américanistes, a connu, des Révolutions du XVIIIe siècle jusqu’ aux attentats du 11 septembre 2001, une actualité jamais démentie. En effet, elle possède une plasticité hors normes pour s’ adapter aux scénarios qui cherchent à expliquer par la manipulation criminelle de puissances sociétés secrètes les événements tragiques et autres basculements historiques qui saisissent à ce point leurs contemporains qu’ ils ne peuvent accepter des causes rationnelles à ce qui dépasse leur entendement. La théorie de la conspiration vise à donner du sens au non sens. Seules des forces démoniaques ont pu précipiter la chute d’ un ordre social et politique jugé légitime. Cette mécanique est à l’ oeuvre aussi bien dans la lecture contre-révolutionnaire des événements qui courent des Révolutions atlantiques et européennes des années 1770- 1790 que dans la psychose des conspirations libérales dans l’ Europe des Restaurations. Avec les résultats que l’ on connaît: une coopération policière accrue pour démasquer les connexions secrètes d’ une Internationale conspirationniste qui des jacobins européens( Catherine II de Russie dénonce la Pologne des patriotes comme une authentique « jacobinière » où il faut porter le fer) et des Illuminaten * aux carbonari * n’ aurait pas renoncé à mettre à bas les trônes et les autels. Dans le royaume de Naples comme en Espagne et dans les territoires contrôlés par la monarchie autrichienne, la répression fut féroce, et les condamnations exemplaires devaient servir à prévenir de nouvelles tentatives, sans jamais permettre aux autorités empreintes d’ une mentalité obsidionale de relâcher leur emprise, persuadées qu’ elles étaient que les fils d’ une conspiration plus redoutable encore restaient à découvrir. Au point que cédant à leurs fantasmes et à la jouissance que procure la découverte des « vraies » causes de tel événement historique, les autorités policières ont parfois fini par se convaincre de la vérité des provocations qu’ elles orchestraient pour faire tomber les conspirateurs. A travers l’ Europe des centaines de libéraux ont payé cher ce délire conspirationniste. Accusés d’ abriter tour à tour ou simultanément Illuminaten, jacobins, patriotes engagés dans les mouvements indépendantistes, carbonari et libéraux, les francs-maçons ont très tôt été au coeur de toute la littérature qui s’ est acharnée à révéler aux lecteurs naïfs et aux gouvernements aveugles l’ imminence de l’ apocalypse. En France, le pamphlétaire Sourdat de Troyes les accuse par exemple d’ avoir préparé la revanche sanglante des républicains protestants contre Louis XVI et l’ Eglise catholique dans Les véritables auteurs de la Révolution de France de 1789. Il pointe un seul coupable aux multiples visages: francmaçon, étranger, calviniste, philosophe. C’ est ici un des ressorts
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In Pierre-Yves Beaurepaire( dir.) Dictionnaire de la Franc-maçonnerie, Paris, Armand Colin, 2014, p. 307-314. 1