8 compagnons défi
Décontamination d ' un magasin .
le seul qui vaille . Celui qui permet le pain . Celui qui ne rend pas cupide et ne demeure pas hors-sol . Situé au carrefour du matériel et du symbolique , le pain doit impérativement revenir au-devant de la scène pour nous aider à comprendre nos dérives passées et les raisons profondes de notre confinement actuel , afin de mieux nous projeter dans l ’ avenir . À chaque fois que le pain traverse des épisodes de rupture comme celui-ci , il s ’ ensuit des transformations sociales spectaculaires . Sa recette et son mode de production changent , pour le meilleur mais aussi parfois pour le pire . En favorisant les valeurs chères à Jean Giono ou Pierre Rabhi , il faut réapprendre à se contenter de la simplicité , à cultiver la terre sans l ’ exploiter , à faire et partager le pain . Il est le médicament de bien des maux , un prodigieux vaccin contre l ’ avarice , l ’ intolérance et la vanité …
Je suis charmé de constater que de nombreuses familles se sont remises à fabriquer du pain pendant leur confinement . Grâce à une vieille recette de grand-mère ou à une vidéo YouTube en vogue , elles ont remis au goût du jour l ’ importance de créer et de transmettre . Faire soi-même son pain , c ’ est l ’ occasion de s ’ interroger en essayant d ’ appréhender les secrets de la fermentation . Mon ami Roland Feuillas , paysan-boulanger de Cucugnan dans l ’ Aude , l ’ a parfaitement résumé : « Faire du pain dans ces conditions nous enseigne bien des choses . Déjà on comprend qu ’ en donnant plus ou moins de soi , on obtient
Mise en place d ’ un parcours client pour respecter les règles de distanciation sociale .
un pain différent de la veille . On réalise aussi pourquoi le mot " pain " a donné " copain " ou " compagnon ", celui avec qui on partage du pain . Le partage , l ’ amour , ces valeurs-là sont associées au pain . Quand on fait du pain , on est obligé de se poser des questions sur le partage des richesses . »
L ’ omniprésence du pain dans le quotidien des ménages marquait d ’ ailleurs jadis les consciences en lui attribuant des métaphores dans presque toutes les sphères de la vie . La santé , la fortune , l ’ intelligence , le foyer , la famille , l ’ amour , le travail , la joie s ’ attachaient à de nombreuses références au pain . Il y a cent ans , on aurait dit d ’ un malade du Covid-19 qu ’ il a « perdu le goût du pain », d ’ un pensionnaire d ’ établissement pour personnes en fin de vie qu ’ elle « a plus de la moitié de son pain cuit », du patient guéri qu ’ il est « bon comme du bon pain ». Le long confinement a permis à certains de « manger leur pain blanc en premier », à d ’ autres de considérer cette attente « longue comme un jour sans pain » et aux amoureux de prendre du plaisir en « chauffant le four ». Avec la pénurie de masques , on s ’ est fait « rouler dans la farine » et à cause de l ’ impossibilité de réaliser des tests sérologiques , nous nous sommes « mis dans le pétrin ». Au déconfinement , il faudra que chacun reprenne son « gagne-pain » en remettant « la main à la pâte », car il va y avoir « du pain sur la planche ». Enfin , pendant cette épreuve , certains médecins auraient
aussi pu citer le docteur Malouin qui avait déclaré au xViii e siècle : « Le pain est , après l ’ air , la cause la plus ordinaire des maladies épidémiques lorsqu ' il est de mauvaise qualité [...] ».
UNE FIERTÉ RETROUVÉE Notre « ami intime » que l ’ on ne voyait plus s ’ est ainsi réveillé grâce à un ennemi passager que l ’ on ne voyait pas . Sans combattre le Covid-19 , le pain a seulement redonné un certain sens à nos existences . Dans notre quotidien comme dans notre imaginaire , il nous réoriente vers l ’ essentiel . Ayant jalonné notre histoire et façonné nos civilisations , le pain nous apparaît comme terriblement rassurant comme s ’ il était ancré dans notre ADN depuis toujours . Les familles recommencent à en fabriquer . Dans les villes , les artisans boulangers font partie des rares commerces qui n ’ ont jamais fermé . Le pain a redonné de la fierté aux boulangers . Employés et employeurs , itinérants et sédentaires , femmes et hommes , Aspirants et Compagnons , de France et de Navarre , ces boulangers ont été remerciés et reconnus . Aux côtés du personnel hospitalier et d ’ autres professions en « première ligne », ils ont joué dignement leur rôle … en renvoyant certaines professions , dont celles de trader , à l ’ inutilité et l ’ invisibilité .
Il serait utile que les « faiseurs de pain » s ’ incrustent aux premières loges pour réfléchir à notre monde de demain . Considéré comme essentiel , le pain est assurément capable d ’ inspirer les changements individuels , familiaux , collectifs et sociétaux à entreprendre . Il y a quelques mois notre beau métier n ’ était pas plus visible qu ’ un vulgaire et minuscule virus . L ’ imprévisibilité d ’ un coronavirus l ’ a rendu un peu plus visible . Partout sur la planète , nos pains devront incarner cette nécessaire transition . Ils devront être fabriqués avec frugalité , humilité , générosité et amour . À leur sortie du four , ils devront définitivement se révéler sains , gustatifs , nutritifs , naturels et locaux . Le futur devra se penser avec le pain , devra se panser autour d ’ un Pain … avec une lettre majuscule .
Laurent Gaudré Alsacien l ’ Enfant du Courage
Compagnon Boulanger du deVoir
# 297 / Juin 2020