défi compagnons 7
Nous avons intégré les mesures appropriées afin de limiter la transmission de la maladie . Toutes nos salles à manger ont été fermées ( chaque magasin possède jusqu ’ à 130 places assises ) et nos horaires ont été ajustés . Puis , nous avons révisé l ’ ensemble de nos opérations et agencements pour pouvoir assurer l ’ impérative distanciation physique : nous avons déterminé un nombre maximal de clients en boutique , implanté des circuits avec des autocollants au sol , installé des pare-haleines devant chaque caisse , équipé notre personnel de visières et recommandé le paiement sans contact . Malgré les ruptures de stock , nous sommes parvenus à nous approvisionner en gants jetables et en gel hydroalcoolique . Nous avons formé et accompagné , communiqué et surtout rassuré nos vendeuses et vendeurs , chaque jour en première ligne au même titre que les caissières des épiceries . Alors que le « monde d ’ avant » les considérait souvent avec indifférence , voire mépris , j ’ espère que chacun se souviendra de leur courageuse mobilisation . Pendant cette période , les inutiles d ’ hier sont devenus utiles , et les « soi-disant » utiles invités à télétravailler de chez eux . J ’ espère que le « monde d ’ après » saura reconnaître à sa juste valeur ce brave monde des prolétaires . Mais c ’ est loin d ’ être gagné , car cette ingratitude ne date pas d ’ hier . En son temps , Victor Hugo l ’ avait déjà révélée : « On est toujours ingrat pour le don du nécessaire , jamais pour le don du superflu . On en veut à qui vous donne le pain quotidien , on est reconnaissant à qui vous donne une parure . »
Nous avons demandé aux employés âgés et fragiles de rester à leur domicile , comme tous ceux qui avaient des symptômes du Covid-19 , qui y ont été exposés ou qui revenaient de l ’ étranger . Protégés par le versement d ’ aides , ces salariés ont été mis temporairement au chômage technique . Toutes ces dispositions n ’ ont cependant pas empêché la propagation du virus . À l ’ heure où j ’ écris ce texte ( dimanche 26 avril ), une dizaine d ’ employés , sur le millier d ’ actifs , ont été atteints . Ils sont maintenant guéris ou en phase de guérison . Cependant , ces péripéties ont entraîné des décontaminations ciblées dans trois de nos magasins et surtout l ’ arrêt , encore en cours , de notre grande manufacture de Baie d ’ Urfé après l ’ apparition d ’ un foyer ( cluster en bon français ).
En pleine gestion de crise , nous en avons aussi profité pour explorer des champs d ’ activité innovants . Nous avons proposé par exemple à notre clientèle des livraisons à domicile et du service à l ’ auto ( drive en bon français ). Notre plateforme Web a été renforcée pour favoriser les commandes en ligne et la récupération rapide en magasin ( click & collect en bon français ). Nous avons mis en place des promotions accommodantes et donné aux organismes humanitaires des produits gratuits pour les personnes les plus vulnérables . Nos magasins ont ainsi répondu présents , même si quatre d ’ entre eux ont dû mettre , provisoirement ou définitivement , la clé sous la porte . Notre chiffre d ’ affaires a globalement baissé de moitié … Nos ventes de pain ont résisté , contrairement à celles de pâtisserie et de prêt-à-manger ( snacking en bon français ).
J ’ ESPÈRE QUE LE « MONDE D ’ APRÈS » SAURA RECONNAÎTRE À SA JUSTE VALEUR CE BRAVE MONDE DES PROLÉTAIRES . MAIS C ’ EST LOIN D ’ ÊTRE GAGNÉ , CAR CETTE INGRATITUDE NE DATE PAS D ’ HIER .
Concentré sur des achats de première nécessité , le consommateur délaisse les produits « plaisir » en orientant ses choix instinctivement vers les fondamentaux de la pyramide de Maslow . Attentifs à la demande , nous fabriquons encore aujourd ’ hui beaucoup de grosses miches , réduisons la diversité des viennoiseries et éliminons les fioritures . Nous adaptons nos gammes et révisons nos pratiques en privilégiant des ingrédients et approvisionnements locaux . Après leur ressuage , nos pains sont recouverts dans nos comptoirs ou emballés pour le libre-service afin d ’ être à l ’ abri de toutes gouttelettes contagieuses de salive . Cette vigilance rassure nos clients .
UNE SYMBOLIQUE SIGNIFICATIVE J ’ ai pu remarquer que les gouvernements de France et du Québec ont évoqué le pain à plusieurs reprises aux cours de leurs nombreuses allocutions . Ce n ’ est pas anodin . En effet , cette denrée plurimillénaire ancrée dans notre culture populaire se réveille souvent en temps de crise . Dans notre passé , le manque de pain ou l ’ explosion de son prix furent souvent le prélude à de nombreuses révoltes . S ’ inscrivant comme le meilleur rempart anti-disette , le pain se grava dans nos consciences comme les mots liberté , égalité et fraternité aux frontons des mairies . Depuis la naissance de l ’ agriculture il y a 12 000 ans , cette nourriture n ’ a jamais été un aliment trivial . Sur les cinq continents , son histoire l ’ a même continuellement placé au cœur des expressions sociales , religieuses , économiques , culturelles et politiques . Les Romains réclamaient « du pain et des jeux » dans les arènes antiques . Jésus-Christ le révéla comme son corps pendant l ’ Eucharistie . Au cours de la Révolution française , un immense mouvement de femmes marcha jusqu ’ à la famille royale à Versailles les 5 et 6 octobre 1789 en scandant : « Nous ramenons à Paris le boulanger , la boulangère et le petit mitron ». Le 26 brumaire de l ’ an II du nouveau calendrier républicain , la Convention nationale française instaura le « pain d ’ égalité ». Napoléon dira même : « Le Pain , le Peuple , le Pouvoir : c ’ est le triangle éternel , site du vrai mystère de la vie publique , la possibilité d ’ une société de perdurer ». La sacralité du pain ne se démontre plus .
La crise de 2008 , à l ’ image de l ’ actuelle , a mis les plus faibles à rude épreuve . Notre modèle de société moderne fragilise les populations autant que le pain . Nos choix capitalistes d ’ abandonner les cultures vivrières , de dépendre du pétrole , de négliger notre souveraineté alimentaire et de s ’ enferrer dans des politiques de commerce international égoïstes ou autoritaires ont une responsabilité conséquente dans le marasme présent . Dans notre naïve folie , nous avons livré le pain à la loi du marché qui aboutit à la privation des plus pauvres de la planète , de la liberté de le produire et donc de se nourrir . C ’ est certainement pour cela que depuis le début de cette pandémie , le pain tente de reconquérir sa place au cœur de nos préoccupations quotidiennes .
Alors qu ’ une crise économique et financière débute , des problèmes autour de l ’ argent , que nous appelons « blé », surgissent inévitablement . On devrait pourtant se concentrer sur un autre blé ,
# 297 / Juin 2020