LA CHRONIQUE DE JAMES HYNDMAN
© Tennis Québec / James Hajjar
LA CHRONIQUE DE JAMES HYNDMAN
TENNIS-MAG
À L ’ AUBE DU CORPS À CORPS FINAL , ON PÈSE DAVANTAGE SES MOTS ET SES GESTES , ON MESURE SA CHANCE ET SES PEINES , L ’ ŒIL EST CLAIR , LE REGARD DROIT , LA MAIN FRANCHE . GAGNE OU PERD , L ’ ISSUE FORCERA LE RESPECT ET , SÛREMENT , UN SERREMENT DE GORGE .
Un dernier tour de piste
On n ’ aurait même pas osé en rêver . Trente-cinq ans et des poussières , six mois à l ’ écart des tournois , une condition physique incertaine , un tableau impossible , personne ne donnait cher des chances de Federer à se tailler une place en finale . Face à lui , l ’ adversaire alpha , celui qui plus qu ’ aucun autre le pousse à la faute , l ’ oblige à prendre des risques , l ’ increvable qui sait y faire pour saper son revers et son moral , Nadal le mur , depuis dix ans intraitable en Grand Chelem . Franchement , on ne l ’ avait vu venir lui non plus . Miné par le doute , en mal d ’ assurance , les poignets et les genoux usés à la corde , le fatalisme avait fini par l ’ emporter sur l ’ espoir : le voilà qui paye maintenant , le corps ne ment pas , ses meilleurs jours sont derrière lui … Mais non . Raonic en trois manches . Dimitrov en cinq . Le Nadal qui fait peur , l ’ homme de Manacor à son meilleur , miraculeusement ressuscité . Duel des duels . Une finale d ’ un autre temps . Une dernière salve pour les grands . Un fier et malicieux pied de nez aux jeunes loups qui soufflent dans le cou . La finale de l ’ élégance . Celle du cœur , de la tête et du jeu de jambes . Une leçon d ’ esprit sportif . Une rivalité virile et fraternelle comme on n ’ en fait plus . Non , vraiment , on n ’ en espérait pas
UNE RIVALITÉ VIRILE ET FRATERNELLE COMME ON N ’ EN FAIT PLUS .
tant . Puis , à la veille du rendez-vous , un parfum de nostalgie . Car comment ne pas y voir le dernier flamboiement d ’ une ère bénie des Dieux . Le chant du cygne inespéré avant le déclin annoncé . Une ultime passe d ’ armes pour l ’ honneur . Non , nous ne les reverrons plus ces deux-là , pas comme ça , sûrement pas . Après Borg-McEnroe et Sampras-Agassi , c ’ est un dernier tour de piste auquel ils nous convient , une dernière danse qu ’ ils s ’ offrent , sourire aux lèvres , couteau entre les dents . Trois cent cinquante millions de téléspectateurs . Les fans ne s ’ y trompent pas , ce match-là entrera dans l ’ histoire . De quelque côté que l ’ on regarde , c ’ est une petite part de nos vies que nous laisserons derrière nous , avec eux . Bien sûr , il y en aura d ’ autres , de prochains valeureux champions , de futurs matchs mémorables . La vie continue , comme on dit . Mais ces deux-là ne seront pas remplacés , pas plus que ceux qui les ont précédés . Mac le terrible , Borg l ’ impavide . Agassi le bad boy , Sampras le gentleman , Federer l ’ aérien , Nadal le terrien . Tous ont rayonné du même éclat à l ’ heure de vérité , mélange d ’ humilité et de ferveur , de sérénité et d ’ abandon . Chacun connaît le prix des efforts consentis , le privilège de combattre une fois de plus , mano a mano , dans la plus mythique des arènes . À l ’ aube du corps à corps final , on pèse davantage ses mots et ses gestes , on mesure sa chance et ses peines , l ’ œil est clair , le regard droit , la main franche . Gagne ou perd , l ’ issue forcera le respect et , sûrement , un serrement de gorge . Le sport ne change pas le monde , c ’ est vrai . Mais ce jour-là , il nous a transportés , il nous a inspirés , il nous a soulevés , et quoi que l ’ on en dise , cela compte pour quelque chose . Plus que jamais , nous avons besoin de grandeur et de dignité .
No 106 - Avril 2017 - Par Tennis Québec 09