même à la raison. Si la valeur existe, c’est parce que
chaque individu est capable de la reconnaître. Mais
alors, si la valeur est reconnue de façon universelle
pourquoi le cannibalisme existe ? pourquoi l’homme
souffre-t-il donc de ses relations avec les autres ?
Blaise Pascal
Face à la mort, face à Dieu
Si le problème de la morale et des valeurs morales
se pose pour l’individu et la société c’est parce qu’il
se rattache à l’idée d’avenir et de devenir. Si l’homme
interagit avec son environnement dans le présent et
sa mémoire le ramène dans le passé, sa cognition ac-
tive dans le futur. Toutefois, en dehors de ce qui est
empirique, la raison tourne dans le vide, et la pers-
pective future n’est qu’une conjecture qui veut que
les processus passés se reproduisent indéfiniment et
éternellement dans le futur. Sauf que l’homme n’est
pas éternel, et quand sonne l’heure de la mort, que ce
soit pour autrui ou pour soi, la mécanique fragile, dans
laquelle l’esprit moralement immoral s’est embourbé,
se grippe et tout le concept de valeurs, tel que dicté
par l’esprit, s’effondre sur lui-même. La mort est une
tragédie, un drame qui se déroule sous nos yeux, sou-
dain et imprévisible, absolu, indépendant de la per-
sonne et de la passion. La mort est un scandale qui,
non seulement survient indépendamment de la loi
morale, la brise également. « La vie est injuste, il ne
méritait pas de mourir », dit-on. La mort est aussi un
mystère qui s’impose à l’individu sans qu’il puisse le
cerner ou le comprendre. Ce caractère vertigineux de
la mort s’impose à l’esprit comme un absolu, captive
son attention et la détourne de ses menues préoccu-
pations. Face à la mort, tout devient relatif : l’existence
n’est qu’oisiveté, la passion est insipide, la morale et
les valeurs sombrent dans le non-sens. « Necessitas
non habet legem », littéralement : « Nécessité n’a
point de loi ». Cet adage canonique, excusant presque
tous les manquements et les immoralités, rappelle
cette idée de relativité de la vie morale, car l’éternel
mystère incompris révèle à l’esprit ses limites, ses
imperfections, son impuissance. La dissolution mor-
tem introduit à une réalité métempirique qui trans-
cende l’existant et le dirige. Cette réalité, c’est Dieu,
à qui on attribue l’éternité, l’absolutisme et l’idéal. La
mort, dit Jankélévitch, reprenant le texte de Dostoïe-
vski, est « comme Dieu, omniprésent et omniabsent ».
Ce caractère, si mystérieux produit une ambivalence
dans l’esprit : Tantôt il éprouve de la peur et tantôt il
éprouve de l’admiration et de la fascination. L’homme
condamné se retrouve dans le compromis, il a telle-
ment peur de la mort si prochaine et de la rencontre
de Dieu, qu’il tente d’acheter avec de bonnes actions
quelques minutes, quelques heures ou quelques jours
qui le sépareront de l’ultime instant ; Il tente égale-
ment de racheter ses imperfections et ses fautes qui
le rendent, selon lui, impropre à passer de l’autre côté,
à rencontrer l’idéal. L’homme condamné est aussi un
grand admirateur de la création : Il apprécie chaque
levé du soleil, chaque fleur qu’il sent, chaque gazouil-
lis qu’il entend, chaque soupir qu’il prend, chaque
lumière qu’il voit, chaque souvenir qu’il se remémore
; Et ses bonnes actions, hormis le fait qu’ils tentent
d’acheter la vie, deviennent une sorte d’offrande qu’il
fait à Dieu pour récompenser la perfection de la créa-
tion. L’homme mourant invente le pardon, l’altruisme,
la charité et le désintéressement au-delà d’un strict
respect d’une loi morale, au-delà d’un désir bienveil-
lant, et au moment où la vie n’a vraiment plus rien à
lui offrir.
Ainsi, l’expérience morale, au-delà du fait d’être une
nécessité sociale, ne trouve son objectivité que dans
la quête de l’idéal, c’est-à-dire dans la quête spi-
rituelle. Et inversement, le chemin vers Dieu est un
chemin de morale, et la religion n’est que morale.
L’homme invente la morale par utilité et la pratique
par souci éthique et spirituel. Toutefois, si la finalité
de la morale est éthique et spirituelle, sa construction
doit passer par des étapes évolutives basées sur une
finalité utilitaire ; L’homme moral est celui qui a fait
l’expérience de la raison, de la socialisation, des pas-
sions et du miracle. Si l’homme porte en lui le pouvoir
d’inventer la morale et la valeur, il a besoin de vivre
une réalité métempirique pour parfaire ses concepts
et donner un sens à sa vie. Et c’est cette dernière
conclusion qui permet de concilier subjectivisme et
existentialisme.
La dualité empirico-métempirique, de l’individu, de
ReMed Magazine - Numéro 4
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