ReMed Magazine
Sciences de la Santé
LE CERVEAU, L'INSTRUMENT QUI MANGE
(Contribution)
Les données épidémiologiques, cliniques et économiques attestent que les troubles du
comportement alimentaire (TCA) sont un réel problème de santé publique dans les sociétés
industrialisées et en voie de développement. La lutte contre ces pathologies est souvent
tenue en échec et ceci tient, en grande partie, à un dé�icit de nos connaissances de leur
physiopathologie.
K H A L I L A D N A N E R O U I B I*
L
a prévalence des TCA, tels que la boulimie, l’hyperphagie
boulimique et l’anorexie mentale, est estimée à près de
1% chez les femmes et leur incidence annuelle paraı̂t
également en augmentation (de 8 à 12 cas/100.000). De plus,
la prévalence des crises boulimiques est estimée entre 2.6 et
4.5% de la population générale (Hoek and van Hoeken, 2003).
La crise boulimique est dé�inie par l’ingestion de grande
quantité de nourriture sur une courte période de temps et par
la perte de contrôle sur la prise alimentaire; elle est dissociée
des besoins énergétiques de l’organisme et précipitée par la
restriction alimentaire volontaire, le stress et l’accès à des
aliments palatables. Des taux de co-morbidités relativement
élevés existent aussi entre les TCA, l’obésité et le diabète sucré.
Par exemple, dans certaines études, plus de 20% des
personnes obèses auraient un comportement alimentaire
rentrant dans le cadre de l’hyperphagie boulimique.
Chez l’homme, les dépenses énergétiques sont relativement peu
modulables en dehors de situations extrêmes et c’est donc la
prise alimentaire qui assure une part prépondérante de la
régulation du bilan d’énergie. De manière extrêmement
schématique, deux régions cérébrales que sont l’hypothalamus
et le noyau du tractus solitaire jouent un rôle essentiel en
intégrant des signaux hormonaux et métaboliques que l’on
quali�iera de « internes » de la prise alimentaire. Les processus
de déclenchement de la prise alimentaire demeurent largement
incompris mais semblent reposer essentiellement sur la
disponibilité en substrats énergétiques qui active les neurones
orexigènes de l’hypothalamus latéral. Ces neurones sont
également activés par des afférences à neuropeptide Y (NPY)
provenant du noyau arqué de l’hypothalamus, ces derniers
étant stimulés par la ghréline libérée par l’estomac en période
inter-prandiale. L’initiation de la prise alimentaire fait
également intervenir l’inhibition par le NPY des systèmes
anorexigènes du noyau arqué de l’hypothalamus et du noyau
paraventriculaire (neurones à CRF en particulier) (Woods et al.,
1998).
Des facteurs de prédisposition biologique principalement de
nature génétique sont suspectés dans certains TCA. Cependant
le génome humain n’a pu changer rapidement au point
d’expliquer leur « épidémie » actuellement observée. Il est par
contre remarquable que leur progression épidémiologique
s’inscrive
en
parallèle
avec
les
modi�ications
environnementales et comportementales caractéristiques des
sociétés industrialisées. Certains TCA peuvent donc être
envisagés comme des pathologies de l’adaptation vis-à-vis
d’un environnement ou un mode de vie ayant évolué très
rapidement et résultant en des comportements non
homéostatiques, c'est-à-dire dissociés des besoins
énergétiques. On conçoit donc l’importance de l’étude des
systèmes biologiques à l’interface entre l’environnement et le
comportement alimentaire.
De multiples études ont montré la stabilité à long terme des
réserves énergétiques corporelles. Ce constat est à la base du
concept d’homéostasie énergétique selon lequel la masse
adipeuse est une grandeur régulée et maintenue autour d’une
valeur de consigne («set point»). Les travaux scienti�iques
réalisés durant la dernière décade accordent un rôle clef au
système nerveux central (SNC) dans les boucles
physiologiques de régulation de l’homéostasie énergétique. Le
SNC intègre de multiples signaux l’informant de l’état
métabolique, prandial, des stocks adipeux et régule en
conséquence la prise alimentaire, l’utilisation des nutriments
(stockage, oxydation) et la dépense énergétique.
Chez l’homme l’acte de se nourrir ne se limite pas à l’ingestion
de calories destinées à approvisionner les stocks énergétiques
de l’organisme. Certains facteurs environnementaux doivent
être aussi pris en considération car ils interagissent de manière
permanente avec les éléments du déterminisme « interne » du
comportement alimentaire. Deux facteurs externes que sont
qualités hédoniques des aliments et stress « perçu » retiendront
notre attention.
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La consommation préférentielle d’aliments hautement
palatables (gras et sucrés, le plus souvent) est une
caractéristique essentielle de certains TCA. Le renforcement
sensoriel joue un rôle moteur fondamental pour l’organisation
de nombreux comportements. Certains aliments sont des
renforçateurs naturels qui motivent l’élaboration de divers
comportements et qui activent les circuits cérébraux du plaisir
et de la motivation. Ainsi, la valence hédonique des aliments
(palatabilité) participe à l’établissement des apprentissages et
préférences alimentaires, conditionne le choix des aliments et
constitue un signal orexigène qui renforce la motivation pour
s’alimenter (Kringelbach, 2004). En situation physiologique, la
palatabilité fait l’objet d’un couplage subtil avec le contrôle
homéostatique de la prise alimentaire.