Radioprotection No 59-4 | Page 14

J . L . Pasquier et al . : Radioprotection 2024 , 59 ( 4 ), 250 – 255 253
Si ces innovations ont effectivement permis d ’ améliorer la qualité de vie , de nourrir une population mondiale croissante et d ’ allonger l ’ espérance de vie par le développement d ’ une médecine de plus en plus performante , elles ont en contrepartie conduit à dégrader la santé de certaines populations exposées à des produits toxiques ou à des agents physiques dangereux , et à porter atteinte à certains compartiments de notre environnement particulièrement sensibles .
4 L ’ évolution actuelle de la prise en compte du risque
On sait – souvent à nos dépens – que les progrès , quels qu ’ ils soient , sont presque toujours ambivalents . À côté de l ’ intérêt qu ’ ils présentent et qu ’ il serait irresponsable de nier , ils entraînent dans leur sillage des risques nouveaux et exposent parfois à des dangers initialement imprévus ( Beck , 1986 ). Dans ces conditions , l ’ enjeu de la prévention n ’ est pas tant de s ’ interdire toute prise de risque en prohibant d ’ emblée une innovation ou une pratique « dangereuse », mais de faire en sorte qu ’ au terme d ’ études appropriées et non biaisées , le « risque » consenti n ’ hypothèque pas l ’ avenir et ne soit pas la cause d ’ un effet indirect inacceptable pour toute la collectivité .
Il s ’ agit donc d ’ apprécier au mieux les effets redoutés et de veiller à ce qu ’ ils n ’ annulent pas les bénéfices d ’ une pratique comportant intrinsèquement des risques . En principe , tout projet industriel ou toute nouvelle technologie médicale ne devrait donc être engagé que s ’ il s ’ appuie sur une évaluation pertinente des nuisances potentielles à court , moyen et long terme et qui attesterait , au vu des connaissances du moment , que les limites du « risque inacceptable » ne sont jamais franchies . La notion de risque « inacceptable » comme celle privilégiée jadis de « risque acceptable » sont des concepts qui dépendent étroitement du niveau de résilience d ’ une société . Laquelle en fonction de son histoire , s ’ accommodera ou non d ’ un événement traumatique lié à une pratique ou à un produit dangereux .
Les grandeurs et leurs définitions permettant d ’ objectiver et de qualifier le danger et de quantifier le risque sont donc susceptibles de varier dans le temps en fonction du niveau de tolérance ou d ’ intolérance de la société par rapport aux risques admis et supportés dans la vie courante . De fait , et comme d ’ autres l ’ ont montré ( Beck , 1986 ) la société se reconfigure continuellement au regard des risques , elle construit des équivalences et des compromis qui eux-mêmes sont à l ’ origine d ’ une redéfinition permanente de ces seuils de tolérance . Elles dépendent également de la confiance dont sont crédités les processus décisionnels déployés pour en décréter le degré d ’ acceptabilité ( ou d ’ inacceptabilité ).
En outre , les connaissances actualisées des caractéristiques toxicologiques et épidémiologiques d ’ un produit chimique , d ’ un agent physique ou d ’ une pratique seront déterminantes dans cette perception de l ’ acceptabilité sociale .
Ce processus d ’ encadrement sociétal qui devrait se situer en amont de toute prise de risque et être arbitré par des résultats scientifiques , découle du caractère ubiquitaire des notions de danger et de risque . C ’ est en fait – explicitement ou non – le fondement méthodologique de toutes les doctrines de prévention depuis la domestication du feu par l ’ espèce humaine . Cependant , la période contemporaine l ’ a rendu plus complexe en raison de la nature même des risques en cause , de leur interaction et de la multiplicité des facteurs et des intérêts , légitimes ou non , qui interviennent .
De surcroît , la dynamique du changement s ’ est accélérée au cours des dernières décennies . Ce qui peut apparaître bénéfique aujourd ’ hui pourrait demain être perçu comme très préjudiciable , non seulement à notre écosystème , mais plus généralement à la survie même de notre espèce , par les évolutions de la société ou des connaissances scientifiques . D ’ où la difficulté d ’ établir des compromis à long terme conciliant les avantages et les inconvénients d ’ une pratique lorsque celle-ci implique des expositions mêmes infimes à des produits dangereux potentiellement pénalisantes . Force est en effet de constater que les notions de danger et de risque ne recouvrent pas les mêmes réalités qu ’ autrefois .
Ce dilemme « quasi-cornélien » du compromis « acceptable » pourrait être illustré par de nombreux exemples à propos de la plupart des produits chimiques de synthèse utilisés dans l ’ industrie , notamment celle des polymères , des pesticides ou des engrais en agriculture , mais également des médicaments qui , ayant vocation à soulager peuvent aussi perturber les subtils équilibres biochimiques de l ’ organisme . Il en est de même pour de nombreuses substances minérales naturelles utilisées dans le passé pour lutter contre certains fléaux comme les incendies meurtriers mais qui sont désormais interdits en raison de leurs propriétés toxiques et cancérogènes : c ’ est le cas de l ’ amiante .
L ’ exemple des risques des expositions aux rayonnements ionisants est également emblématique de cette difficulté de la société à construire un compromis sur la notion de risque « acceptable » – ou « inacceptable » – et à définir des limites unanimement admises . Il n ’ existe pas de valeur universelle pour une telle limite mais l ’ acceptabilité dépend bien des circonstances spécifiques du moment . La société n ’ a aucune raison d ’ accepter un risque en tant que tel , elle ne l ’ accepte que dans un contexte spécifique parce que l ’ on peut en tirer un bénéfice , collectif en particulier .
Cette difficulté en radioprotection a de plus une dimension traumatique ou psycho-sociale car des circonstances historiques tragiques se sont imposés dans le débat , à l ’ occasion d ’ une part des bombardements d ’ Hiroshima et Nagasaki en 1945 et d ’ autre part des catastrophes de Tchernobyl en 1986 ou de Fukushima en 2011 , et enfin des accidents d ’ irradiation industrielle ( Forbach , 1991 ) ou de radiothérapie ( Epinal , 2005 ) ( Coeytaux et al ., 2015 ). De plus , cette difficulté d ’ ordre psychosociale a été renforcée par la culture du secret autour des premières installations nucléaires , militaires en particulier , dans les années 1950 et ce que l ’ imaginaire collectif considère comme des mensonges , comme dans le cas du nuage de Tchernobyl . La question qui se pose aujourd ’ hui est bien de savoir comment résoudre ce compromis entre risque acceptable et risque inacceptable dans les travaux actuels de la CIPR sur la révision des recommandations . À cet égard , les réflexions en cours de la CIPR sur la tolérabilité du risque et sur l ’ individualisation et la stratification du risque sont probablement en partie liées à l ’ évolution actuelle de notre société , avec cette nécessité d ’ adapter au mieux les expositions