PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 31
Notre maison était confortable, car mon père, Abu
Saleh, était bricoleur. Il avait fabriqué un évier en bois
en le recouvrant d’un produit imperméable. Mais pour
obtenir de l’eau, nous n’avions pas de robinet, il fallait
la tirer du puits qui était dans la maison. Si le précieux
liquide venait à nous manquer, nous allions la chercher
aux sabîls 5 , les points d’eau qui servaient de fontaine
publique, et nous la chauffions sur le babour, le réchaud
à gaz… En hiver, les mamans du quartier préféraient
emmener tous les enfants au hammam al-‘Ayn (« la
source »), au hammam al-Shifa (« la guérison ») 6 , ou
au hammam sitti Maryam (« le hammam de Dame
Marie ») un peu plus loin, et nous nous retrouvions
toutes à discuter tout en décapant les petits au gant de
crin. Sur le chemin, en passant par le souk, nous croi-
sions les vendeurs de fromage et de yaourt avec leurs
petits ânes. Depuis les terrasses de Jérusalem j’observais
aussi les pèlerins qui venaient du monde entier pour
découvrir la ville. Moi, j’adorais aller au cinéma Rex,
à Bab al-Khalil 7 (la porte de Jaffa) pour regarder tous
les films qui passaient, notamment sur la vie des chan-
teuses comme Asmahan la Syrienne et Oum Kalthoum
l’Égyptienne.
Le babour nous servait surtout pour réchauffer le
contenu de la grande marmite en cuivre. C’était notre
« cuisinière ». Notre maison n’avait pas encore d’élec-
tricité (les foyers plus fortunés de Jérusalem avaient le
courant) : elle était éclairée, comme toutes celles du
voisinage, par des lampes à pétrole. Les mêmes qui
brûlaient dans les ruelles, la nuit, et qui donnaient à la
vieille ville son atmosphère dorée et mystérieuse, four-
nissant à l’imagination un cadre parfait pour y faire
naître le personnage de légende de Jérusalem, « al-Am-
moura », qui prenait tour à tour la forme d’un chat,
d’un mouton, d’une vieille femme ou d’un homme…
De quoi épouvanter les enfants.
Vers 1940, mon père a trouvé un poste de menuisier
à la caserne britannique, dans le quartier de Baqa’a, à
une demi-heure en bus de notre maison. Il fabriquait
des portes, des tables, des chaises, des armoires… et
il entendait parler des mouvements qui se prépa-
raient, plus sans doute que nos voisins, qui ne savaient
pas grand-chose. Dès que le plan de partage onusien
de la Palestine entre communautés juive et arabe fut
approuvé, le 29 novembre 1947, et que les combats
commencèrent, il nous demanda de rester à la maison,
puis de descendre nous cacher au sous-sol. Les contacts
avec nos connaissances juives se sont interrompus, une
certaine méfiance s’est installée entre eux et nous. Les
hommes du voisinage entassaient dans les ruelles des
sacs de sable pour se protéger. Les Britanniques n’in-
tervenaient pratiquement jamais lorsqu’un quartier de
Jérusalem était attaqué par les sionistes. La vie quoti-
dienne est devenue un enfer.
Dans les premiers jours d’avril 1948, des raids ont
touché, entre autres cibles, le village arabe de Qastal
qui se trouvait sur la route de Jérusalem, et une armée
de villageois s’est formée pour le défendre. À sa tête se
trouvait un homme, ‘Abd al-Qadir al-Husseini, l’une
des figures de la Grande Révolte arabe de 1936-1939
contre la déclaration Balfour 8 . Il fut tué au cours d’un
combat contre les groupes armés sionistes à Qastal,
laissant ses hommes dans un total désarroi. Le 9 avril
1948, à son enterrement, tous les hommes des villages
alentour vinrent à Jérusalem lui rendre un dernier
hommage.
La vieille ville était noire de monde. J’étais menue
et agile comme un écureuil, j’ai pu suivre le cortège en
escaladant les remparts jusqu’au Haram al-Sharif où il
fut enterré, sans qu’on remarque ma présence. Une fois
les obsèques achevées, sur le chemin du retour, je croi-
sai un groupe de femmes très agitées. Elles hurlaient :
– Deir Yassin 9 , mon Dieu, les femmes, elles sont toutes
nues ! Assassinées ! Les femmes de Deir Yassin…
Et c’est alors que je les ai vus. Ils ne marchaient
pas, ils titubaient, comme un groupe d’oiseaux blessés
qui volent en groupe pour se soutenir. Une marée de
gamins de dix à douze ans à peine. Des survivants. Ils
saignaient, ils hurlaient leur douleur en silence. Et ce
silence assourdissant était pour nous tous qui les regar-
dions passer, intenable. Près du souk al-Hossor, ils se
sont arrêtés, et l’un d’eux a tenté de raconter, mais les
mots étaient entrecoupés de sanglots. J’ai alors compris
la gravité de ce qui venait de se passer. Sachant que les
hommes de Deir Yassin suivaient les obsèques de leur
chef, des groupes sionistes avaient lancé une attaque
contre leur village, où il n’y avait plus que des anciens,
des femmes et des enfants. Ils ont d’abord mitraillé
chaque maison, puis ont rassemblé les survivants pour
en exécuter certains, devant tous les autres. Ils ont pris
les femmes et leur ont fait ce qu’ils leur ont fait… Il
paraît qu’ils ont jeté des bébés dans les puits 10 .
Le garçon qui parlait ressemblait à mon petit frère :
il avait le même visage, les mêmes boucles brunes. Il
avait été aligné contre un mur avec toute sa famille ;
il était tombé. Tombé sans mourir. Les survivantes,
les vieillards et quelques garçons avaient ensuite été
emmenés jusque dans un quartier juif de Jérusalem,
juste à côté du village, pour être exhibés 11 , puis ils
avaient été relâchés.
Sohaila
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