PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 32

Au total, cinquante-cinq enfants de Deir Yassin se sont retrouvés orphelins ce jour-là. Heureusement pour eux, une femme de la bourgeoisie de Jérusalem, Hind al-Husseini, une cousine de ‘Abd al-Qadir al-Husseini, les plaça dans une institution. Puis, après le cessez-le- feu, elle les recueillit dans la maison de son grand-père, qu’elle rebaptisa du nom de Dar al-Tifl al-Arabi (« La maison de l’enfant arabe ») 12 . Après le retrait des Britanniques, le 14  mai 1948, Jérusalem a résisté malgré les combats, malgré les bom- bardements… Les roquettes tombaient de toutes parts. Les « dumdum », ces balles qui, en explosant, en pro- jettent d’autres plus petites, arrivaient par surprise, se logeant au plus profond de notre chair, de nos âmes et de nos murs en pierre. Les parents, frères et sœurs de mon père, qui vivaient à Baqa’a, un quartier de Jérusa- lem-Ouest, sont venus en catastrophe loger chez nous. Baqa’a avait été attaquée, et ses habitants, marqués par ce qui s’était produit quelques semaines auparavant à Deir Yassin ont pris la fuite. Le message des sionistes était clair : ceux qui oseraient leur résister, ceux qui refuseraient de partir, allaient subir le même sort. Dans Jérusalem blessée, mon père s’est retrouvé au chômage, sans salaire. Il fabriquait des bricoles par-ci par-là, mais c’était insuffisant. Le problème était le même pour tous : il fallait pouvoir travailler ; or, à Jéru- salem, ce n’était plus possible. Mon père résista tant qu’il put, car il ne voulait pas fuir. Pourtant nous dûmes partir en 1950 pour Amman où il y avait, disait-on, des perspectives d’avenir. Jérusalem-Est faisait désor- mais partie de la Jordanie. Nous n’avions pas besoin de passeport pour aller à Amman. Mais j’ai eu beaucoup de peine à quitter mes remparts, mes terrasses, mon monde. Une fois installés dans la capitale jordanienne, Abu Saleh retrouva facilement à s’employer grâce non seu- lement à ses mains expertes en menuiserie, mais aussi grâce à sa réputation. Mais sa vie semblait s’être éteinte. Un an après notre arrivée en Jordanie, il mourut en nous faisant promettre de le ramener à Jérusalem. Nous l’avons accompagné jusqu’à Bab-el-Sbat 13 où se trouve le principal cimetière musulman du même nom, à l’extérieur de la vieille ville. Une tombe parmi les tombes, chez lui. C’était ce qu’il voulait. En 1967, Israël prenait la Cisjordanie à la Jordanie. Juste après, je suis rentrée à Jérusalem avec ma sœur, en cachette. C’était extrêmement dangereux. Une famille entière s’était fait tirer dessus la veille en prenant le même chemin que nous. Ils étaient tous tombés. 30 Je suis restée chez ma sœur quarante jours, pendant lesquels les Israéliens ont organisé un recensement qui permit aux Palestiniens sur place de recevoir une carte d’identité israélienne, mesure qui empêchait les autres de revenir. Effrayée à l’idée des réactions que pourraient avoir les Israéliens en découvrant que j’étais à Jérusalem au lieu d’Amman, où j’étais censée être, je me suis cachée et je n’ai donc pas été comptabilisée. C’est à ce moment-là, précisément, que tous les Palestiniens qui étaient passés en Jordanie n’ont plus eu l’autorisation de revenir. Lorsque, quelques semaines plus tard, j’ai traversé de nouveau la frontière en direction de la Jor- danie pour rejoindre ma famille, le douanier israélien m’a demandé le document de recensement, que natu- rellement je n’avais pas. Alors, il m’a fixée droit dans les yeux et il m’a dit : « Tu ne pourras plus revenir, tu comprends ? ». Non, je ne saisissais pas tout à fait, je me disais qu’ils ne resteraient pas longtemps. Mais il avait raison : depuis ce jour, je n’ai jamais pu retourner à Jérusalem sans demander un visa temporaire. Notre maison de Harat As-Sa’diyya n’est pas restée vide. Lorsque les familles arabes ont fui Jérusalem, les habitants de Hébron se sont installés dans les maisons pour la sauver. Ils ont protégé nos biens, heureusement. Notre maison a été louée à l’une de ces familles hébro- nites, 4 dinars par mois à l’époque. Ce montant n’a jamais varié depuis, ce qui signifie qu’aujourd’hui le loyer mensuel de notre maison est de 5-6 US$. Impos- sible de récupérer notre maison, parce que la plupart des membres de la famille sont considérés comme des « absents 14  », nous ne pouvons plus vivre à Jérusalem. Et obtenir un visa d’Israël devient de plus en plus difficile. Nous sommes des Palestiniens de Jérusalem, qui n’ont plus le droit de rentrer chez eux. J’ai appris qu’à plusieurs reprises des Israéliens sont venus voir les locataires de notre maison en leur propo- sant de l’acheter. Il faut dire que quelques-uns de nos voisins, quatre ou cinq, ont vendu leur propriété. Les montants offerts sont si élevés qu’ils font perdre la tête, empêchant de réfléchir aux conséquences désastreuses que cette vente entraîne pour toute la communauté palestinienne. C’est très triste, c’est même, je trouve, honteux. Peu importe l’état des maisons, ce que les Israéliens veulent, c’est pouvoir en prendre possession. Ce qui compte, à leurs yeux, c’est de planter leur dra- peau dans le cœur de notre Jérusalem. Mémoires de 1948 MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 30 20/02/2019 13:37