PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 185
avaient été tués par l’armée israélienne. Il y avait là
des étudiants en ingénierie civile, en philosophie, en
physique… tous des Palestiniens qui avaient étudié en
Allemagne, en Hongrie, en France… Shadiya ne les
invitait quasiment jamais à la maison pour des raisons
de sécurité évidentes. Mais mon père n’était pas dupe.
Je l’entends encore nous dire, comme s’il pressentait ce
qui allait nous arriver :
– Faites attention mes filles, les armes sont dange-
reuses, il ne faut pas les prendre à la légère !
Un soir, le 28 octobre 1968, la veille du début du
ramadan, nous dînions tous ensemble à la maison. À
table, il y avait, à part moi, Hiyam, Shadiya, une jeune
cousine de Gaza qui était de passage ; mon père venait
de se lever pour aller au salon, comme d’habitude. Le
dîner touchait à sa fin lorsque l’on frappa à la porte.
Il était 19 h 20. Shadiya se leva rapidement pour aller
ouvrir. C’est tout ce dont je me souviens.
Il y eut une énorme explosion, la lumière disparut
et le feu envahit la salle à manger. Quand j’ai ouvert
les yeux, j’ai pensé que la cause de la déflagration était
une bonbonne de gaz de la cuisine. J’ai d’abord trouvé
Hiyam, blessée mais en vie, hébétée. Ensemble, nous
nous sommes avancées vers le salon : les murs, les pla-
fonds, les arcs avaient éclaté, les débris avaient envahi
l’espace, le feu nous encerclait. Au-dessus de nous le
toit n’était plus qu’un immense trou. Il n’y avait plus
que le ciel.
Un faible gémissement nous guida jusqu’à notre père.
Il était allongé par terre, au milieu des décombres, son
fauteuil sur le corps et sur ce fauteuil, une énorme pierre.
Par miracle, il avait les yeux ouverts et il respirait. Aussi
vite que nous avons pu, nous l’avons dégagé et l’avons
sorti des flammes et de la fumée. Les voisins arrivaient
de partout, des visages connus et inconnus, et aussi les
soldats israéliens. Nous avons cherché Shadiya et notre
cousine, enjambant des meubles et des pavés, traversant
une épaisse fumée noire au milieu de centaines de livres
que consumaient les langues de feu. Il fallait faire vite,
nous éloigner de la maison. Soulagée, je vis notre cou-
sine, hagarde, errant sous le choc, mais vivante elle aussi.
Par contre Shadiya, elle, n’était nulle part.
Ce sont les secouristes qui ont fini par trouver ce
qui restait de notre petite sœur, en morceaux, sous les
gravats. On nous raconta plus tard que quelqu’un (un
jeune homme de dix-sept ans, d’après les Israéliens)
était venu remettre une bombe de 22 kg d’explosifs à
Shadiya. Mais il n’y eut jamais d’enquête sur les cir-
constances de l’explosion et personne, jamais, ne nous
donna une véritable explication sur ce qui s’était passé.
L’armée israélienne envoya des pelleteuses et ce qui res-
tait de notre maison fut totalement rasé. À dix-neuf
ans, Shadiya est devenue la première femme morte
pour la Palestine après l’occupation israélienne de 1967.
Avant d’être transporté à l’hôpital, mon père fut
interrogé par l’armée israélienne. Ma tante Um Nidal
nous logea chez elle et toute la ville nous aida à ne pas
tomber dans la mendicité et à retrouver peu à peu nos
marques. Des condoléances arrivaient de toute la Pales-
tine.
Quelques semaines plus tard, à minuit, une voiture
blindée s’est arrêtée tous feux allumés face à la maison
de Um Nidal, et des soldats armés y ont fait irruption.
Ils ont foncé dans la pièce où dormait notre père et l’ont
forcé à sortir du lit, puis l’ont embarqué en pyjama, sa
pèlerine en laine jetée à la hâte sur les épaules. C’était
l’hiver. Je me souviens encore du tremblement qui m’a
secouée. Où l’emmenaient-ils ? Qu’allaient-ils lui faire ?
Tout le voisinage vint nous épauler et attendre, avec
nous, son retour. Cinq longues heures plus tard, les
soldats ont fini par le déposer devant la porte. Il était
pâle, très pâle, et ses rides avaient noirci. Il pleurait,
c’était horrible. Ils l’avaient emmené comme il était,
dans la jeep israélienne, devant la maison de son neveu
Mohammad, son neveu préféré qu’il aimait comme un
fils et qui avait étudié la pharmacie en Suisse avant de
revenir en Palestine. Ils avaient montré au voisinage
que c’était bien le père de Shadiya qui était là, dans une
jeep israélienne, en train de leur dire où habitait celui
qu’ils cherchaient, alors que de toute évidence ils le
savaient depuis longtemps. C’était une méthode clas-
sique de l’armée israélienne. Et ils ont brisé un homme
que la perte de sa plus jeune fille avait déjà quasiment
achevé, convaincus que c’était là leur victoire.
J’ai longtemps cru que la violence que j’avais ressen-
tie ce jour-là allait me broyer à mon tour. Et, bien que
je tremble toujours lorsque je vois des soldats ou des
armes où que ce soit, j’ai fini par relever la tête, comme
font tous les Palestiniens qui croient encore dans un
pays appelé la Palestine, comme font tous ceux qui
continuent de vouloir rentrer chez eux.
Ilham
MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 183
183
20/02/2019 13:38