PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 184
sous leur contrôle. Le maire ne résista pas et se rendit,
ce qui lui valut d’être durement critiqué par une partie
de la population qui ne supportait pas qu’il ait baissé
les bras, sans compter que cela avait permis aux auto-
rités israéliennes de mettre la main sur tous les dossiers
concernant les opposants politiques, principalement des
groupes nationalistes et marxistes 15 . D’autres le remer-
ciaient d’avoir ainsi évité le bain de sang.
En quelques jours, Naplouse se remplit de réfugiés
qui venaient des villages et villes frontaliers avec Israël.
Ils étaient totalement démunis, privés d’eau et de nour-
riture.
Alors que nous étions encore sous couvre-feu,
quelqu’un vint frapper à notre porte. Et, à ma grande
surprise, je reconnus mes amies : Raymonda Hawa
Tawil 16 , Sahar Khalifa 17 et Nehal al-Masri 18 . Bien
qu’originaire de Saint-Jean d’Acre, Raymonda était très
connue à Naplouse : elle symbolisait la femme libérale
qui attirait les intellectuels du monde entier. Jean-
Paul Sartre, Noam Chomsky et Samuel Beckett sont
allés la voir dans son Café Raymonda où l’on discutait
philosophie et politique.
– Ilham, nous ne pouvons pas rester les bras croi-
sés alors que des milliers de réfugiés arrivent de toutes
parts. Nous devons les aider ! me lança-t-elle.
Le visage noyé de larmes, je me demandais si cela
servait à quelque chose, puisque nous avions perdu la
Palestine. Mais je finis par me ressaisir : Raymonda
avait raison, il fallait bouger !
Parlant couramment l’hébreu qu’elle avait appris
toute jeune à Saint-Jean d’Acre 19 , elle avait appelé le
gouverneur militaire israélien de Naplouse et lui avait
demandé l’autorisation de sortir pendant le couvre-feu
pour aider les déplacés. L’homme, sans doute surpris
par sa détermination, l’y autorisa. L’Unrwa mit une
voiture à notre disposition, et nous avons frappé à
toutes les portes pour collecter des biens dont les réfu-
giés pouvaient avoir besoin. Nous connaissant, les gens
ont fini par coopérer. Quant à Raymonda, elle prit
tout ce qu’elle trouva dans sa maison, tapis, couver-
tures, nourriture, casseroles, serviettes, habits, lampes,
poêle… Oh, il y eut bien des mauvais esprits pour cri-
tiquer son comportement – était-elle une patriote phi-
lanthropique ou une collabo ? – mais elle les ignora. Ce
qui importait, c’était d’aider les gens dans le besoin,
comme cette mère de dix enfants, grièvement blessée,
dont le mari avait été tué par les Israéliens et qui avait un
besoin urgent d’une transfusion venant d’un donneur
182
O négatif, sang plutôt rare dans la région. Raymonda
chercha partout, désespérée, elle fit le tour de tous les
hôpitaux… qui n’en avaient pas, et c’est finalement un
vendeur ambulant, qui la sauva en lui donnant le sien.
Cette solidarité, venant de petites gens qui n’avaient
plus rien, me bouleversa et m’encouragea à continuer.
Avec autant de réfugiés dans les rues de Naplouse,
les déchets ne tardèrent pas à s’accumuler, le couvre-
feu, de surcroît, empêchant tout ramassage d’ordures.
Les maladies risquaient de vite se déclarer… Alors,
Hiyam, Shadiya et moi nous nous sommes mises en
quête de balais et de volontaires pour nettoyer notre
chère ville. Shadiya fut vite rejointe par des dizaines
d’autres petites mains et, en quelques heures, elle fit du
balai un instrument de résistance. Shadiya et quelques
amis s’investirent ensuite dans la collecte de tout type
d’objets pour les vendre et distribuer l’argent aux plus
nécessiteux. J’appris bien plus tard qu’elle apportait
aussi des vêtements et de la nourriture aux fedayin, les
combattants de la libération de la Palestine, des résis-
tants cachés dans les grottes des montagnes surplom-
bant Naplouse. Elle les déposait à côté d’un arbre, et
ils venaient les chercher après son départ. Le fait qu’il
n’y ait jamais de contact direct la protégeait en quelque
sorte : des centaines de personnes furent arrêtées par les
Israéliens qui recouraient à des techniques de dénon-
ciation au sein de la population palestinienne ; une de
leurs méthodes préférées s’appelait le kisse (le « sac » en
arabe) : les Israéliens plaçaient sur la tête d’un Pales-
tinien un sac en toile percé de deux trous pour les
yeux et le confrontaient à un groupe de Palestiniens.
S’il ne collaborait pas en dénonçant quelqu’un comme
appartenant aux fedayin, lui ou l’un des membres de
sa famille pouvait être arrêté, torturé ou exécuté. Cette
dénonciation anonyme – le kisse pouvait être placé sur
la tête de n’importe qui, même sur celle d’un Israélien –
réussit à instiller la défiance au sein des groupes de
Palestiniens opposés à l’occupation, et c’était là son
objectif.
Peu après les événements de 1967, quelques groupes
de fedayin composés de Palestiniens de la diaspora
purent entrer en cachette en Cisjordanie. Nous en
entendions parler, mais nous ne les voyions jamais.
D’où ma surprise lorsque j’aperçus, dans notre salon,
un groupe d’amis de Shadiya que je n’avais jamais
rencontrés auparavant… et dont j’aperçus, plus tard,
les visages sur des dépliants politiques distribués sous
le manteau : ils s’étaient battus contre l’occupation et
Mémoires de 1948
MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 182
20/02/2019 13:38