PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 18
d’être présent, de compter, de se faire entendre et de peser. Face à un effacement imposé – par
la terreur, par la destruction des villages 2 , par leur non-comptabilisation lors des recensements
de population, par la déchéance du droit de résidence –, face à la confiscation de leurs biens et à
la marginalisation que leur fait subir l’historiographie dominante du conflit israélo-palestinien,
dix hommes et huit femmes livrent ici leur récit de 1948. Ils retracent l’effet de ce cataclysme
historique et les différentes stratégies de survie, de persévérance, de créativité et de résistance
qu’ils ont déployées.
Ces dix-huit expériences ne peuvent évidemment pas dessiner l’intégralité du vécu palestinien
de 1948, mais elles en donnent une idée assez représentative. De Gaza à Nazareth, les narrateurs
sont originaires de différentes régions de la Palestine historique et sont aujourd’hui dispersés
aux quatre coins du monde. Citadins ou villageois d’origine, certains vivent aujourd’hui dans
des camps de réfugiés, d’autres dans des grandes villes de la région ou au-delà. Ils sont issus de
différentes classes sociales, exercent une multitude de métiers et ont divers degrés d’engagement
social et politique. Si quelques récits émanent de personnages publics tels que le patriarche latin
de Jérusalem, Michel Sabbah ou les intellectuels Ilham Abughazaleh et Feissal Darraj, la plupart
des témoignages proviennent de personnes qui n’ont pas laissé de trace écrite de leur expérience.
C’est grâce au travail passionné de l’équipe éditrice que leurs voix peuvent être entendues. Ce
livre répond à l’appel lancé il y a dix ans par Ahmad Sa’di et Lila Abu Lughod de contribuer à ce
que « les récits palestiniens glissent à travers le mur de l’histoire dominante de 1948 et l’ouvrent
aux questionnements factuels et moraux 3 ».
Ces récits, très personnels, abordent des thèmes bien souvent entremêlés : celui de la terre et de
l’enracinement, celui de la créativité et de la résistance, et enfin celui du possible.
L’effondrement d’un monde
Au-delà de ces registres, ces textes évoquent la terreur, le déchirement et l’intense sentiment de
perte ressentis par ces hommes et femmes dont la majorité était encore dans l’enfance pendant
la guerre de 1948. Présentée par Israël comme la guerre d’indépendance, celle-ci a fait l’objet
d’un grand nombre d’ouvrages et de numéros spéciaux de revues ; mais jusqu’à récemment, la
perspective palestinienne est restée marginale. Ce drame qui affligea les Palestiniens justifie par
son ampleur le nom qu’il a reçu : la Nakba – la catastrophe. L’angoisse de la mort, de la violence,
de la perte d’êtres chers, de la séparation, de l’exil, la terreur d’être privé de sa maison et de tous
ses moyens de subsistance, c’est sur ce fond de détresse que se déroule le moment où le monde
des Palestiniens s’effondre.
Dans ces témoignages, nous entendons la souffrance de l’errance et l’extrême vulnérabilité des fa-
milles : pendant la fuite de nombreuses familles ont été séparées et beaucoup d’enfants perdus dans
la panique. Nous entendons également les mots simples utilisés par les enfants pour exprimer leur
peur et leur révolte, comme ceux de la sœur de Halima Mustafa, fuyant l’invasion de Fir‘im près
2. Nur Masalha, The Palestine Nakba: Decolonising History, Narrating the Subaltern, Reclaiming Memory, Zed Books, 2012
et Ilan Pappé, The Ethnic Cleansing of Palestine, Oxford (G.-B.), Oneworld, 2006, trad. fr. Paul Chemla, Le Nettoyage ethnique
de la Palestine, Paris, Fayard, 2008. Voir aussi la série de monographies sur les villages détruits produite dans les années 1980
et 1990 par le Birzeit Center for Research and Documentation of Palestinian Society (CRDPS) sous la direction de Sharif
Kanaana et Salah ‘Abd al-Jawad, et le livre de Walid Khalidi, All that Remains: The Palestinian Villages Occupied and Depopu-
lated by Israël in 1948, Washington DC, Institute for Palestine Studies, 1992.
3. A. H. Sa’di et L. Abu Lughod (dir.), Nakba: Palestine, 1948 and the Claims of Memory, New York, Columbia University
Press, 2007, p. 23. Signalons ici les nombreuses initiatives récentes dans le domaine de l’histoire orale des Palestiniens, y com-
pris le Palestinian Oral History Project de l’université américaine de Beyrouth (AUB) et le projet Testimonies on the Displacement
of the Palestinians in 1948 qui a donné lieu à la publication de Living Memories, edité par Faiha Abdulhadi, Ramallah 2017.
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Introduction
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