PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 162
leur demander de donner un coup de main lorsqu’ils
étaient en visite était inimaginable !
J’étais déscolarisée lorsque mon frère Mahmoud est
passé nous voir à Jéricho. Il était hors de lui. « La place
d’Um el-Kheir est à l’école ! » avait-il lancé à notre mère
en me prenant par la main pour m’y emmener immé-
diatement. Et à partir de cet instant il est devenu mon
héros, car je voulais apprendre, je le voulais coûte que
coûte ! Même si j’avais l’âge d’entrer en CE2, je lisais à
peine, et ne savais pas écrire. Et surtout, une dictée à
laquelle j’eus un zéro retentissant aurait pu stopper net
tous mes rêves… Mais Mahmoud insista, il fallait me
donner ma chance, et le lendemain j’étais réintégrée.
Comme il n’y avait pas suffisamment de chaises, il m’en
acheta une. À la fin de l’année, j’étais l’une des trois
meilleures de ma classe.
En 1948 j’avais dix ans et je passais ma vie entre
Jéricho et Jérusalem. Les Britanniques n’avaient pas fait
partie de mon enfance, je ne les voyais pas à Silwane,
je les croisais rarement à Jérusalem. Il faut dire que nos
yeux d’enfants ne s’attardaient pas sur ce qui ne faisait
pas partie de notre monde, et les Britanniques n’avaient
jamais pénétré dans le mien. Je crois les avoir aperçus
à certains moments seulement, comme à la fin de la
Seconde Guerre mondiale, parce qu’ils affichaient leur
joie, habillés en kilt, dansant et agitant des drapeaux.
Par contre, ce qui m’a vraiment marqué à l’époque,
c’est que la couleur du sucre a changé en Palestine : il
avait été brun pendant la guerre, il est soudain devenu
blanc.
Ce n’est qu’après leur départ que j’ai véritablement
compris la place que les Anglais avaient occupée en
Palestine, lorsque tous mes frères ont perdu leur emploi
et ont dû émigrer à l’étranger. L’aîné est parti en Irak,
les autres en Arabie saoudite, en Égypte, au Koweït,
au Liban, en Jordanie. Mes parents, ma sœur (mariée)
et moi sommes restés à Silwane ; la Jérusalem arabe
n’étant pas tombée sous le contrôle de l’État d’Israël en
1948, nous avons eu la chance de pouvoir rester chez
nous. Nous avons été rattachés à la Jordanie et mes
parents, ainsi que les enfants figurant dans leur docu-
ment, avons donc reçu la nationalité jordanienne 11 . Les
habitants palestiniens des quartiers chics de Baqa’a et
Qatamoun, à l’ouest de la ville ont, eux, été forcés de
fuir et sont devenus des réfugiés.
Au début des années 1950, nous nous sommes défi-
nitivement installés à Jéricho et ma mère m’a laissée
poursuivre mes études secondaires à Jérusalem où je
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partais en bus, tous les jours, à 5 heures du matin. Puis,
j’ai été envoyée chez mon frère Moussa à Amman, où
j’ai fini mes études secondaires. La dernière année
de classe, mes camarades de l’école de la Reine Zein
al-Sharaf 12 étaient assez délurées. L’une d’entre elles
avait placé une boîte à surprise devant le professeur de
religion et d’arabe classique et lorsqu’il l’ouvrit, une
marionnette lui sauta à la figure. La plaisanterie fail-
lit tourner au vinaigre, car il avait réagi avec force et
pointé un doigt menaçant sur ma camarade : elle avait
bien de la chance d’être une fille, car un garçon aurait
reçu un coup de bâton…
L’année de la remise des diplômes, ma mère m’avait
fait faire une robe par Salma que l’on surnommait
Salma al-Almaniyeh, une couturière juive d’origine
allemande. Elle aurait pu rester chez elle en 1948
puisqu’il suffisait d’être juif pour se voir accorder
nationalité et aide sociale par le nouvel État d’Israël,
mais elle était mariée à un Palestinien et elle l’avait
suivi lorsque tous les Palestiniens de Jaffa 13 avaient fui.
Elle avait d’ailleurs longtemps vécu dans l’un des nom-
breux camps de l’Unrwa, d’abord au Liban, puis en
Jordanie 14 !
Le malheur nous frappa de plein fouet avec la mort
de mon père à Jéricho. Ma mère refusa que j’étudie
à l’université, elle me voulait à la maison, près d’elle.
Mon rêve de devenir institutrice en suivant une forma-
tion à Ramallah s’évanouit. Pourtant, sans formation,
je réussis quand même à enseigner les mathématiques
et l’éducation physique dans des écoles publiques de
Jéricho et dans une école du quartier de Jabal Hussein
à Amman pendant quatre années, jusqu’en 1961.
Cette année-là, l’aîné de mes cinq frères, Faez,
avait été nommé attaché culturel de l’ambassade de
Jordanie 15 en Irak, et il avait réussi à convaincre notre
mère de m’emmener étudier à l’université de Bagdad.
Ma candidature avait été acceptée. Mais, au moment
où je préparais mes valises, Mahmoud, qui enseignait
alors à l’université de St Andrews en Écosse, est apparu.
Mahmoud était devenu un archéologue et épigraphe
de renom 16 , il s’inquiétait de l’actualité irakienne et
insista pour que je parte avec lui… Encore une fois,
Mahmoud arrivait au bon moment. Il prit ma défense
alors que mes autres frères et ma mère soutenaient que
si j’étudiais en Grande-Bretagne, je ferais peur aux
hommes et aucun ne voudrait m’épouser ! J’avais beau
leur dire que je ne voulais pas d’un homme qui aurait
peur de m’épouser parce que j’avais fait des études, ils
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