PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 161
ma mère. Et aux yeux de tous, à l’école comme dans
la rue, je suis restée Um el-Kheir jusqu’à l’âge adulte.
Une autre petite fille portait le même surnom que
moi. Son père était ‘Abd al-Qadir al-Jilani. C’était un
homme d’une grande sagesse, un soufi 4 . Il rejoignait
souvent mon père et d’autres soufis de Jérusalem à la
maison en fin de journée, ce qui fâchait ma mère, obli-
gée de tout préparer pour les recevoir ; c’est elle-même
qui me le raconta plus tard, lorsque je fus en âge de
comprendre. Ces réunions n’étaient pas interdites par
les autorités britanniques.
Nous vivions avec toute la famille élargie, cousins,
tantes et oncles, grands-tantes et grands-oncles, au
total une centaine de personnes, dans un seul et même
quartier qui portait le nom de notre famille, Harat
al-Ghul. Notre village, Silwane, était au pied de la
mosquée al-Aqsa, sur le flanc de la colline sur laquelle
se dresse la vieille ville de Jérusalem. Plus bas dans la
vallée wadi Rababa, coulaient les sources Ein Silwane
et Bir Ayub 5 . C’était un bel endroit couvert d’oliviers.
Au sommet de la colline, un monastère orthodoxe était
habité par des moines qui échangeaient volontiers leur
pain contre notre huile d’olive.
Les festivités de Ramadan 6 étaient très importantes
pour notre famille. Tous les ans, mon père mettait un
point d’honneur à inviter les femmes veuves ou céliba-
taires de Silwane à un iftar, le repas de rupture du jeûne
après le coucher du soleil, pour les régaler de tous les
délices culinaires possibles. Le premier jour de l’Eid,
après le ramadan, tous les hommes de la famille allaient
à la mosquée al-Aqsa dès que les premiers rayons du
soleil caressaient le dôme du Rocher. Pendant ce temps,
ma mère préparait les plats qu’elle envoyait ensuite chez
le mokhtar où ces messieurs se retrouvaient pour se
restaurer après la prière. Elle nous avait appris à cuisiner
de grandes quantités de nourriture pour distribuer à
la famille, aux voisins et aux plus nécessiteux. Nous
utilisions d’énormes marmites en cuivre que les
nomades, les Doms 7 , venaient polir tous les deux ou
trois mois. Nous les appelions les Nawar. Ils se dépla-
çaient entre la Jordanie, la Palestine, la Syrie et l’Irak
et leurs femmes étaient très belles. C’étaient majoritai-
rement des forgerons doublés de spécialistes réputés du
polissage : ils s’asseyaient à l’intérieur des grosses mar-
mites, se nouaient un chiffon autour des hanches et des
pieds et entreprenaient d’astiquer le métal jusqu’à ce
qu’il brille. C’était acrobatique : on aurait dit que les
Nawar dansaient le twist.
Pour l’Eid, la fête de fin du Ramadan, nous, les
enfants, ne recevions pas de cadeaux mais on nous don-
nait quelques pièces de monnaie, l’Eidiyah. Nous les
dépensions en achetant des friandises sur l’esplanade
des mosquées, mais nous en gardions toujours une
pour aller voir le sandouq al-a’ jab, la boîte magique.
Il s’agissait d’une caisse, de la taille d’un téléviseur, sur
laquelle un conteur faisait défiler des images à l’aide
d’une manivelle tout en nous racontant des histoires.
Il nous captivait avec ses chroniques sociales satiriques,
l’occasion de se moquer de façon à peine voilée de ceux
que le pouvoir avait rendus égoïstes et avares.
Une autre fête à laquelle je participais tous les ans
était celle de Pâques. Musulmans et chrétiens pei-
gnaient les œufs, sinon que les musulmans s’activaient
le jeudi et les chrétiens le vendredi 8 . À cette occasion,
j’essayais d’aller au Saint Sépulcre, mais ce n’était pas
facile d’y entrer, tant il y avait de monde. À la mi-avril,
notre famille participait au pèlerinage de Nabi Musa,
près de Jéricho, où est supposé avoir vécu ou être
enterré le prophète Moïse 9 . D’après mes parents, cette
fête datait de l’époque de Saladin 10 .
Au début des années 1940, mes parents s’occu-
paient d’une ferme à Jéricho, près du site du baptême
de Jésus, sur le bord du Jourdain. Mon père y allait
souvent, c’était le seul endroit où ses crises d’asthme
diminuaient. Au fil du temps, pour des raisons de
santé, nous y sommes restés de plus en plus souvent.
De ce fait, je n’étais pas très assidue à l’école primaire.
Il faut dire que ma mère n’y attachait pas une grande
importance alors qu’elle avait mis un point d’honneur
à envoyer tous ses fils dans les meilleures universités !
Elle avait, par exemple, vendu un terrain pour que
Faez, l’aîné, puisse étudier à l’Université d’al-Azhar
au Caire
; Mahmoud, le deuxième, puis Moussa,
avaient reçu des bourses du gouvernement britannique,
et Zaki fit son droit à Jérusalem… pourquoi pas moi ?
Je la questionnais sans arrêt : suis-je moins intelli-
gente que mes frères ? Moi, j’étais la petite dernière et
les filles, à l’époque, étaient mariées très jeunes ; leur
payer des études c’était de l’argent gaspillé. Je n’étais
pas d’accord avec cette vision des choses. Et j’ai mis
beaucoup de temps et d’énergie à démontrer que c’était
un tort. En attendant, j’étais celle à qui on faisait appel
pour les tâches domestiques : s’il fallait servir, nettoyer,
préparer quelque chose, c’était toujours à moi que l’on
s’adressait. Um el-Kheir par-ci, Um el-Kheir par-là.
Mes frères étant absents la plupart du temps, l’idée de
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