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Rue des Beaux-Arts n ° 77- Octobre-Novembre- Décembre 2021
advenu à lui-même et pleinement devenu le jeune homme dont le portrait révélait une si fascinante apparence 1.
En effet , Lord Henry avait d ’ abord attribué la grande beauté du jeune homme à son absence de pensée . C ’ était l ’ absence même de toute conscience qui lui conférait alors cette apparence insouciante : « La beauté , la beauté véritable , se termine là où commence l ’ expression intellectuelle . L ’ intelligence est par elle-même une forme d ’ exagération , et détruit l ’ harmonie de n ’ importe quel visage . Dès l ’ instant où l ’ on s ’ assied pour penser , on n ’ est plus que nez , que front , bref , quelque chose d ’ horrible . (…) Votre jeune et mystérieux ami , dont vous ne m ’ avez jamais dit le nom , mais dont le portrait réellement me fascine , ne pense jamais . 2 »
Ainsi , le portrait dont Dorian Gray finira par être jaloux rend visibles les qualités propres au jeune homme mais qui sont , pourtant , soumises à la destruction du temps . Alors qu ’ il semblait ne pas avoir prêté attention à sa beauté jusque là , il la découvre à travers les mots de Lord Henry et l ’ image de Basil Hallward . Ce faisant , il la désire , comme Narcisse éprouve de l ’ amour pour son propre reflet qu ’ il considère comme un autre 3. Le don qui est le sien est alors
1 Idem , p . 363 : « jamais tu n ' as posé aussi bien . Tu es resté parfaitement immobile . Et
j ' ai réussi à saisir l ' effet que je recherchais : les lèvres entrouvertes , et cet éclat dans tes yeux . Je ne sais ce que Harry t ' a dit , mais il t ' a indéniablement fait trouver l ' expression la plus merveilleuse qui soit . »
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Idem , p . 351 .
3 Idem , p . 370 : « Quand il le vit , il eut un recul , et ses joues s ’ empourprèrent
momentanément de plaisir . Un regard joyeux illumina ses yeux , comme s ’ il se reconnaissait pour la première fois . Il resta immobile , rempli d ’ étonnement et d ’ admiration , vaguement conscient que Hallward lui parlait , mais incapable de saisir le sens de ses propos . Le sentiment de sa propre beauté l ’ envahit comme une révélation . Il ne l ’ avait jamais encore éprouvé . »
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