Rue des Beaux-Arts n° 73 – Octobre/Novembre/Décembre 2020
un être supérieur, capable d'assumer les rôles des deux sexes, le
masculin et le féminin, comme le font les héroïnes des deux romans
susmentionnés. Son discours a une valeur performative (du type
"dire c'est faire") puisqu'il (le discours) intervient dans la définition
identitaire de Salomé qui, à partir de ce moment sera, pour le
spectateur aussi, ce qu'Iokanaan a reconnu en celle-ci 1. Chargé
d'ironie ce passage nous montre un prophète menteur ("Je ne sais
pas qui c'est") qui refuse de connaitre ("Je ne veux pas le savoir.
Dites-lui de s'en aller") ce qu'il a non seulement reconnu ("la fille aux
yeux d'or" etc.) mais aussi révélé et imposé aux spectateurs à travers
la performativité de sa reconnaissance. Par ailleurs, grâce aux
citations recyclées mais sur un tout autre plan, le dramaturge
indique aux spectateurs que son prophète (pour aller vite) connaît
« ses classiques » : il cite Balzac et Gautier. Iokanaan, qui constitue
une instance consciente de son statut fictionnel, évolue dans un
monde conventionnel où il assume le rôle d'un personnage fabriqué.
Ainsi Wilde fait d'une pierre deux coups: la même récupération qui
impose Iokanaan comme anagnoste des vérités et définit la nature
générique de Salomé, expose aussi la structure fabriquée du
prophète--à nu.
Prenons un deuxième exemple de récupération courte. Pour déclarer
son amour à Iokanaan, Salomé emprunte le ton ainsi que des
tournures métaphoriques du Cantique des cantiques 2. Elle compare
le corps d’Iokanaan « au lys d’un pré », ses cheveux aux « cèdres du
1 Pour la définition de la notion de performativité voir J.L. Austin, How to Do Things
with Words, Cambridge Ms: Harvard U. P., 1962.
2 Pour le détail de ces emprunts, voir ma thèse, Le prétexte de Salomé, Université de
Paris 7, déc. 1989, Vol. II, « Cantique des Cantiques : Iokanaan androgyne – un
prophète et une princesse jumeaux », pp. 401-402. Voir également Kerry Powell, Acting
Wilde, Cambridge 2009, p. 61.
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