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LA PAIX DES BRAVES En 1958, la guerre de libération en était à sa quatrième année. La France, épuisée sur les plans politique et économique, humiliée sur le plan militaire, fit appel à son héros national, le général De Gaulle qu’elle avait chargé de la périlleuse mission d’inventer une solution au «problème» algé- rien et de ramener la paix tout en conservant l’Algérie française. Mission impossible : d’un côté, des Pieds noirs voulant à tout prix conserver leur biens et leurs privilèges ; de l’autre un FLN inflexible et déterminé et une opinion française qui en avait assez de voir ses enfants mourir dan une guerre injuste, pour des colons dont le seul souci était de s’engraisser aux dépens d’un pays qui ne leur appartenait pas. Le général proposa alors une «paix des braves » censée garantir une sortie de crise honorable pour chacune des parties. Le FLN déclina évidemment l’offre, considérant que le seul langage que le pouvoir colonial pouvait comprendre était celui de la poudre et des balles ; les massacres perpé- trés en août 1955 dans le Constantinois étaient encore dans toutes les mémoires. L’initiative du général était accompagnée d’une énorme campagne de propagande : radios, journaux, rassemblement, tracts, tout y passait. Et pour prouver sa volonté de paix l’armée organisa partout des cérémonies publiques ou elle procédait à l’élargissement de prisonniers. La population de Ain-Touta a été cordialement (et fermement) invitée à assister à l’une de ces cérémonies qualifiées d’historiques. Elle a été rassemblée dans un terrain vague à proximité du stade de tennis .Une tribune faite de madriers, décorée de feuilles de palmiers et de drapeaux tricolores était déjà dressée. Tous les écoliers ont été conduits sur les lieux pour faire plus de monde et plus de bruit. Nous avions confectionné à la hâte de drapeaux tricolores avec des feuilles de cahier que nous avions agrafés sur des bâtons. Alignés en face de la tribune ou trônaient quelques officiers, nous entonnâmes le fameux chant des colonisés : «c’est nous les africains qui revenons de loin… »Et sous la direction de notre maître qui était un fils de colon «d’origine contrôlée », nous chantions à tue-tête en agitant nos dra- peaux. Le maître se démenait en gesticulant des bras et en hurlant : « plus fort !plus fort ! », comme s’il dirigeait la symphonie fantastique de Berlioz ! Nous n’avions jamais chanté aussi fort et aussi faux que ce jour là. Il regardait de temps à autre les officiers qui ne lui prêtaient guère attention. Puis vînt le moment tant attendu, celui de la remise en liberté d’une dizaine de prisonniers. Leurs familles attendaient, le souffle coupé, car on ignorait qui allait être relâché. Un officier fit durer le suspens en prononçant un long discours que personne n’avait écouté et encore moins compris ; cela ne devait s’agir que déloges à la gloire du général, on l’aurait deviné. Néanmoins, ce discours fut copieusement applaudi. Les détenus exténués par des semaines ou des mois de souffrances, de privations et de tortures apparurent debout entourés par des soldats. On les fit monter à tour de rôle sur la tribune et, ultime humiliation, on obligea chacun à prononcer devant le micro : «vive la France, vive De Gaulle » 20