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vieillir. Tout cela est important pour des
raisons financières bien sûr, mais aussi
de temps. Les femmes d’aujourd’hui
consacrent leur temps à d’autres choses,
comme le sport par exemple. Un homme
le dira sans doute différemment, mais il
le vit sur le même mode : il se regarde
beaucoup ! Tout comme il observe beau-
coup son corps. Cette culture du corps
prend du temps sur celui de la coiffure.
Que ça nous plaise ou pas, rien n’y fait :
on vit avec l’évolution de notre époque.
On imagine que cela change totale-
ment l’approche même de la coiffure.
Oui, et c’est ce que je conseille à des
coiffeurs débutants. Il faut toujours
s’interroger sur l’utilité, comme je le
disais auparavant, et tout bêtement : ce
que je viens de faire, le porterai-je moi-
même ? Assumerai-je que des personnes
de mon entourage immédiat arborent
cette coupe de cheveux ? Sortirai-je avec
cette personne coiffée comme ça ? Je me
souviens d’avoir tenté des bleu ciel dans
les cheveux, ou des roses pâles, mais j’ai
toujours essayé de garder l’éclat naturel
du cheveu. Après, qu’on le perçoive ou
non, les aspirations des gens évoluent
très rapidement. D’où la nécessité de
s’inspirer énormément de ce qui bouge
dans la société.
Personnellement, j’aime observer.
J’habite un quartier, à proximité de
Châtelet, Beaubourg et les Halles, où
l’on croise des gens habillés de toutes
les couleurs. Pour bon nombre des
gens croisés, rien n’est laissé au hasard.
On constate un double mouvement :
la majorité des gens ont plutôt envie
de se fondre dans la masse. Être élé-
gant et chic pour eux, c’est ajouter un
accessoire, parfois même de certaines
marques peu lisibles – nous vivons une
période passe-partout quand même !
– ; elles ne cherchent pas à avoir trop
l’air de se distinguer. En revanche,
certaines personnes aiment se sentir
très différentes ; elles n’expriment pas
d’extravagance, mais elles affichent le
détail qui leur convient. Elles cherchent
quelque chose de nouveau sans trop
savoir quoi ; elles tentent de nous
interpeller, et utilisent souvent leur coupe
de cheveux pour cela. Ça fait du métier
que d’essayer de comprendre ces position-
nements très personnels pour mieux agir.
Dans le domaine de la mode, on
distingue de vraies signatures. En
est-il de même pour la coiffure ?
Oh, je ne suis pas sûr qu’il y ait tant de
signatures dans le domaine de la mode.
De moins en moins en tout cas. Après,
quelqu’un comme Issey Miyake, avec qui
j’ai travaillé, manifeste une identité très
forte. Il reste aujourd’hui très en avance.
Je peux dire qu’il m’a beaucoup inspiré,
alors qu’au moment où j’ai commencé
à travailler avec lui dans les années 90
son style m’échappait un peu. C’était un
univers qui ne m’était guère familier :
il me parlait de la nature, de l’eau et
du vent. Il en va de même pour Dior,
la Haute Couture et le prêt-à-porter, je
me sentais très éloigné, aux antipodes.
C’était bouleversant ! Il m’a fallu mettre
des techniques au point pour travailler
avec Issey. Ça m’a forcément transporté
dans un univers que je n’aurai pas senti
de la même manière. Je me souviens de
ses grandes expositions, notamment à
Beaubourg, ou des défilés pour lesquels
il travaillait avec des gens comme le
chorégraphe William Forsythe. C’était
fabuleux de voir se mouvoir ainsi pas
moins de 70 filles. Beaucoup d’entre
elles portaient des chapeaux, mais on
voyait toujours apparaître des cheveux.
Les cheveux, pour lui, c’est la vie ! Ça
m’a permis de prendre conscience qu’on
doit s’adapter à toute situation, que la
femme soit mince ou plus ronde, qu’il
y ait de la couleur ou un peu moins.
Avec cette volonté de toujours inscrire
la collection dans la durée. Une fois que
vous atteignez cela, vous pouvez tout
mélanger. Et tout faire.
La tendance générale est quand
même plutôt aux changements
fréquents…
En tant que coiffeurs, il nous faut
satisfaire cette envie de changement
– une récurrence de notre époque –,
mais en sachant qu’une fois l’effet
de surprise passé, on ne peut plus
reproduire la même chose. Une femme
estimera qu’elle n’a jamaisété mieux
coiffée que la première fois. Vous
allez la familiariser une nouvelle,
quitte à accentuer cette forme-là, elle
continuera de penser que la première
c’était mieux. Mais si on lui propose
des changements sans cesse, elle va se
lasser de la même manière. Une fois
qu’on le sait, on s’adapte. Il faut qu’on
tienne compte également de l’humeur :
parfois la personne ne veut pas qu’on
la remarque trop, d’autres fois elle
est dans une posture de séduction. À
nous de trouver le bon équilibre sur
un temps plus long et donc garder
toutes nos capacités, des cartouches en
quelque sorte, qui puissent répondre à
ses envies particulières dans l’instant.
Parfois, ça tient à peu de choses, mais
les propositions doivent tomber au bon
moment.
C’est pour cela que l’instant de
diagnostic, très court, est détermi-
nant. Comment arrive-t-on à épouser
l’envie de la personne et y répondre
de la meilleure manière ?
La personne ne sait pas toujours ce
qu’elle aimerait, par contre une chose
est sûre : elle sait ce qu’elle n’aime, ce
qu’elle ne veut pas. Elle vous révèle son
passé, et même certains échecs vécus
chez d’autres coiffeurs. Ça peut ser-
vir de base à la compréhension de ce
qu’elle cherche finalement. Cela vous
indique une autre direction. Je ne suis
pas sûr qu’il faille un dialogue trop long
– ne jamais trop en faire parce ça donne
l’impression qu’on ne sait où on va. Non,
il faut être précis au contraire, rapide,
avec un œil vif. On se montre attentionné
par rapport à certaines réactions dans le
miroir, qui nous permettent de sentir les
choses. Chacun s’exprime à travers ses
tics de langage ou ses gestes ; une fois
identifiés, ils sont précieux parce qu’ils
nous renseignent précisément sur une
envie ou une acceptation tacite, quand
celle-ci ne s’exprime pas ouvertement.
Tout cela doit être mené avec beaucoup
de diplomatie et de subtilité.