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53 vieillir. Tout cela est important pour des raisons financières bien sûr, mais aussi de temps. Les femmes d’aujourd’hui consacrent leur temps à d’autres choses, comme le sport par exemple. Un homme le dira sans doute différemment, mais il le vit sur le même mode : il se regarde beaucoup ! Tout comme il observe beau- coup son corps. Cette culture du corps prend du temps sur celui de la coiffure. Que ça nous plaise ou pas, rien n’y fait : on vit avec l’évolution de notre époque. On imagine que cela change totale- ment l’approche même de la coiffure. Oui, et c’est ce que je conseille à des coiffeurs débutants. Il faut toujours s’interroger sur l’utilité, comme je le disais auparavant, et tout bêtement : ce que je viens de faire, le porterai-je moi- même ? Assumerai-je que des personnes de mon entourage immédiat arborent cette coupe de cheveux ? Sortirai-je avec cette personne coiffée comme ça ? Je me souviens d’avoir tenté des bleu ciel dans les cheveux, ou des roses pâles, mais j’ai toujours essayé de garder l’éclat naturel du cheveu. Après, qu’on le perçoive ou non, les aspirations des gens évoluent très rapidement. D’où la nécessité de s’inspirer énormément de ce qui bouge dans la société. Personnellement, j’aime observer. J’habite un quartier, à proximité de Châtelet, Beaubourg et les Halles, où l’on croise des gens habillés de toutes les couleurs. Pour bon nombre des gens croisés, rien n’est laissé au hasard. On constate un double mouvement : la majorité des gens ont plutôt envie de se fondre dans la masse. Être élé- gant et chic pour eux, c’est ajouter un accessoire, parfois même de certaines marques peu lisibles – nous vivons une période passe-partout quand même ! – ; elles ne cherchent pas à avoir trop l’air de se distinguer. En revanche, certaines personnes aiment se sentir très différentes ; elles n’expriment pas d’extravagance, mais elles affichent le détail qui leur convient. Elles cherchent quelque chose de nouveau sans trop savoir quoi ; elles tentent de nous interpeller, et utilisent souvent leur coupe de cheveux pour cela. Ça fait du métier que d’essayer de comprendre ces position- nements très personnels pour mieux agir. Dans le domaine de la mode, on distingue de vraies signatures. En est-il de même pour la coiffure ? Oh, je ne suis pas sûr qu’il y ait tant de signatures dans le domaine de la mode. De moins en moins en tout cas. Après, quelqu’un comme Issey Miyake, avec qui j’ai travaillé, manifeste une identité très forte. Il reste aujourd’hui très en avance. Je peux dire qu’il m’a beaucoup inspiré, alors qu’au moment où j’ai commencé à travailler avec lui dans les années 90 son style m’échappait un peu. C’était un univers qui ne m’était guère familier : il me parlait de la nature, de l’eau et du vent. Il en va de même pour Dior, la Haute Couture et le prêt-à-porter, je me sentais très éloigné, aux antipodes. C’était bouleversant ! Il m’a fallu mettre des techniques au point pour travailler avec Issey. Ça m’a forcément transporté dans un univers que je n’aurai pas senti de la même manière. Je me souviens de ses grandes expositions, notamment à Beaubourg, ou des défilés pour lesquels il travaillait avec des gens comme le chorégraphe William Forsythe. C’était fabuleux de voir se mouvoir ainsi pas moins de 70 filles. Beaucoup d’entre elles portaient des chapeaux, mais on voyait toujours apparaître des cheveux. Les cheveux, pour lui, c’est la vie ! Ça m’a permis de prendre conscience qu’on doit s’adapter à toute situation, que la femme soit mince ou plus ronde, qu’il y ait de la couleur ou un peu moins. Avec cette volonté de toujours inscrire la collection dans la durée. Une fois que vous atteignez cela, vous pouvez tout mélanger. Et tout faire. La tendance générale est quand même plutôt aux changements fréquents… En tant que coiffeurs, il nous faut satisfaire cette envie de changement – une récurrence de notre époque –, mais en sachant qu’une fois l’effet de surprise passé, on ne peut plus reproduire la même chose. Une femme estimera qu’elle n’a jamaisété mieux coiffée que la première fois. Vous allez la familiariser une nouvelle, quitte à accentuer cette forme-là, elle continuera de penser que la première c’était mieux. Mais si on lui propose des changements sans cesse, elle va se lasser de la même manière. Une fois qu’on le sait, on s’adapte. Il faut qu’on tienne compte également de l’humeur : parfois la personne ne veut pas qu’on la remarque trop, d’autres fois elle est dans une posture de séduction. À nous de trouver le bon équilibre sur un temps plus long et donc garder toutes nos capacités, des cartouches en quelque sorte, qui puissent répondre à ses envies particulières dans l’instant. Parfois, ça tient à peu de choses, mais les propositions doivent tomber au bon moment. C’est pour cela que l’instant de diagnostic, très court, est détermi- nant. Comment arrive-t-on à épouser l’envie de la personne et y répondre de la meilleure manière ? La personne ne sait pas toujours ce qu’elle aimerait, par contre une chose est sûre : elle sait ce qu’elle n’aime, ce qu’elle ne veut pas. Elle vous révèle son passé, et même certains échecs vécus chez d’autres coiffeurs. Ça peut ser- vir de base à la compréhension de ce qu’elle cherche finalement. Cela vous indique une autre direction. Je ne suis pas sûr qu’il faille un dialogue trop long – ne jamais trop en faire parce ça donne l’impression qu’on ne sait où on va. Non, il faut être précis au contraire, rapide, avec un œil vif. On se montre attentionné par rapport à certaines réactions dans le miroir, qui nous permettent de sentir les choses. Chacun s’exprime à travers ses tics de langage ou ses gestes ; une fois identifiés, ils sont précieux parce qu’ils nous renseignent précisément sur une envie ou une acceptation tacite, quand celle-ci ne s’exprime pas ouvertement. Tout cela doit être mené avec beaucoup de diplomatie et de subtilité.