Magazine Kraemer KRAEMER MAGAZINE 06 | Page 29

29 Dans Disparaître de soi, une tentation contemporaine, vous apparentez l’envie de s’abstraire du monde à une forme de « blancheur ». C’est une notion que j’avais abordée dès le début des années 90 quand j’analysais les conduites à risque que nous rencontrons chez les adolescents. Et puis cette idée n’a cessé de m’accompagner pour des rai- sons biographiques que je peux évoquer rapidement, qui rappelleront sans doute aussi des souvenirs à bon nombre d’entre vous. J’ai grandi dans un environnement où je connaissais un certain nombre de gens qui étaient enfermés chez eux et qui ne sortaient plus jamais. Je crois que dans toutes les familles on connait, comme ça, des hommes des femmes qui, un jour ou l’autre, ont dit : « moi j’en ai marre, le monde ne m’intéresse pas ! ». Ils sont parfois protégés par leur famille, puis se mettent à l’écart. Ils se démettent de toutes les exigences de la communi- cation et de l’identité. Parfois, un certain nombre d’entre eux se retrouvent un jour ou l’autre dans un hôpital psychiatrique. Non qu’ils soient fous, mais parce que c’est finalement l’un des derniers lieux où l’on se sent protégé, où l’on est isolé, où l’on n’a plus de compte à rendre etc. C’était quelque chose qui m’avait troublé personnellement. Moi-même, j’ai eu cette tentation au cours des années 70, je suis parti au Brésil avec la volonté de dispa- raître moi aussi, mais cette volonté a été contrecarrée par le désir d’écrire. L’écri- ture a donc été la chose qui m’a rattaché au monde. Cette notion de « blancheur », vous la retrouvez dans la littérature mais aussi au cinéma. Oui, c’est une notion qui reste centrale dans la littérature et au cinéma. C’est le cas chez Paul Auster – ses personnages, généralement sans nom, arrivent de nulle part, puis repartent on ne sait où –, mais aussi chez des auteurs comme Haruki Murakami ou même Marguerite Duras. Je reste frappé par ce paradigme de l’absence. J’avais envie de revenir là-des- sus aussi parce que si nous accordons un grand succès à ces auteurs, qui sont parmi les auteurs les plus vendus, c’est bien qu’ils nous parlent. Nous nous recon- naissons en eux. Ils nous sont, d’une cer- taine manière, fraternels. J’avais envie d’élucider aussi cette manière par procu- ration que nous avons les uns les autres de disparaitre dans la peau, à travers l’identification, de ces personnages qui sont complètement inconsistants d’une certaine manière. D’après le titre, il s’agit d’une « tentation contemporaine », donc récente. Pour moi, le thème de la disparition de soi est relativement récent dans notre Histoire. Il accompagne le mouvement de l’individualisme croissant de nos sociétés. Je n’ai pas abordé ça dans le livre parce que je n’ai pas voulu faire un livre historique. J’ai quand même parlé du “wilderness” américain, parce que c’est une vieille tentation en Amérique. Le parcours des trappeurs m’a toujours fasciné, ces blancs qui avaient totalement abandonné leur identité et qui parta- geaient tout avec les indiens. J’y consacre quelques pages parce que ça fait partie de l’histoire de la littérature. Pour moi, la disparition de soi commence avec la Renaissance, avec les temps modernes, avec les grandes découvertes. Des mil- liers d’hommes ou de femmes vont ar- penter l’Amérique du Sud et l’Amérique du Nord, et se reconstruire de manière radicale. Cette liberté implique l’individu. Dans la littérature, ça émerge vraiment au XIXe. Je pense à plusieurs livres de George Stevenson ou d’Herman Melville qui nous parlent de marins. C’est une autre forme de “wilderness”. Dans les îles du Pacifique ou ailleurs, ces marins quittent leur navire, épousent des indi- gènes. C’est le cas dans les pages magni- fiques d’Omoo d’Herman Melville avec des marins anglais qui sont tatoués des pieds à la tête et qui récusent absolu- ment leur ancienne identité. Au début du XXe siècle, c’est Luigi Pirandello et ses Six personnages en quête d’auteur. Ce sont les livres de Simenon aussi, dans lesquels bon nombre de personnages disparaissent. J’ai beaucoup cité La fuite de Monsieur Monde, un industriel qui se sent mal avec son épouse, mal dans les mondanités. Un jour, il prend un train et descend dans le sud de la France. Com- plètement anonyme, il va vivre toute une série d’aventures. C’est une figure qui prend son essor au début du XXe siècle, quand, de plus un plus, le lien social de- vient problématique dans nos sociétés. Aujourd’hui, je pense que cette figure de l’absence est majeure. D’ailleurs, ça me fait penser à un détail qui a son impor- tance : je ne conclus jamais mes livres. Tous mes livres se terminent par des ouvertures. Je pense qu’il ne faut jamais conclure parce que la complexité du monde a toujours le dernier mot. J’ouvre plutôt sur cette figure, cette énigme. Je dis aussi que je n’ai pas voulu faire une encyclopédie de la disparition de soi de peur de faire du vide une sorte de “trop plein”. Il s’agissait de maintenir la ten- sion de la question.