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Dans Disparaître de soi, une
tentation contemporaine, vous
apparentez l’envie de s’abstraire du
monde à une forme de « blancheur ».
C’est une notion que j’avais abordée dès le
début des années 90 quand j’analysais les
conduites à risque que nous rencontrons
chez les adolescents. Et puis cette idée
n’a cessé de m’accompagner pour des rai-
sons biographiques que je peux évoquer
rapidement, qui rappelleront sans doute
aussi des souvenirs à bon nombre d’entre
vous. J’ai grandi dans un environnement
où je connaissais un certain nombre de
gens qui étaient enfermés chez eux et
qui ne sortaient plus jamais. Je crois
que dans toutes les familles on connait,
comme ça, des hommes des femmes qui,
un jour ou l’autre, ont dit : « moi j’en ai
marre, le monde ne m’intéresse pas ! ».
Ils sont parfois protégés par leur famille,
puis se mettent à l’écart. Ils se démettent
de toutes les exigences de la communi-
cation et de l’identité. Parfois, un certain
nombre d’entre eux se retrouvent un jour
ou l’autre dans un hôpital psychiatrique.
Non qu’ils soient fous, mais parce que
c’est finalement l’un des derniers lieux
où l’on se sent protégé, où l’on est isolé,
où l’on n’a plus de compte à rendre etc.
C’était quelque chose qui m’avait troublé
personnellement. Moi-même, j’ai eu cette
tentation au cours des années 70, je suis
parti au Brésil avec la volonté de dispa-
raître moi aussi, mais cette volonté a été
contrecarrée par le désir d’écrire. L’écri-
ture a donc été la chose qui m’a rattaché
au monde.
Cette notion de « blancheur », vous
la retrouvez dans la littérature mais
aussi au cinéma.
Oui, c’est une notion qui reste centrale
dans la littérature et au cinéma. C’est le
cas chez Paul Auster – ses personnages,
généralement sans nom, arrivent de nulle
part, puis repartent on ne sait où –, mais
aussi chez des auteurs comme Haruki
Murakami ou même Marguerite Duras.
Je reste frappé par ce paradigme de
l’absence. J’avais envie de revenir là-des-
sus aussi parce que si nous accordons
un grand succès à ces auteurs, qui sont
parmi les auteurs les plus vendus, c’est
bien qu’ils nous parlent. Nous nous recon-
naissons en eux. Ils nous sont, d’une cer-
taine manière, fraternels. J’avais envie
d’élucider aussi cette manière par procu-
ration que nous avons les uns les autres
de disparaitre dans la peau, à travers
l’identification, de ces personnages qui
sont complètement inconsistants d’une
certaine manière.
D’après le titre, il s’agit d’une
« tentation contemporaine », donc
récente.
Pour moi, le thème de la disparition de
soi est relativement récent dans notre
Histoire. Il accompagne le mouvement
de l’individualisme croissant de nos
sociétés. Je n’ai pas abordé ça dans le
livre parce que je n’ai pas voulu faire un
livre historique. J’ai quand même parlé
du “wilderness” américain, parce que
c’est une vieille tentation en Amérique.
Le parcours des trappeurs m’a toujours
fasciné, ces blancs qui avaient totalement
abandonné leur identité et qui parta-
geaient tout avec les indiens. J’y consacre
quelques pages parce que ça fait partie
de l’histoire de la littérature. Pour moi,
la disparition de soi commence avec la
Renaissance, avec les temps modernes,
avec les grandes découvertes. Des mil-
liers d’hommes ou de femmes vont ar-
penter l’Amérique du Sud et l’Amérique
du Nord, et se reconstruire de manière
radicale. Cette liberté implique l’individu.
Dans la littérature, ça émerge vraiment
au XIXe. Je pense à plusieurs livres de
George Stevenson ou d’Herman Melville
qui nous parlent de marins. C’est une
autre forme de “wilderness”. Dans les
îles du Pacifique ou ailleurs, ces marins
quittent leur navire, épousent des indi-
gènes. C’est le cas dans les pages magni-
fiques d’Omoo d’Herman Melville avec
des marins anglais qui sont tatoués des
pieds à la tête et qui récusent absolu-
ment leur ancienne identité. Au début
du XXe siècle, c’est Luigi Pirandello et
ses Six personnages en quête d’auteur.
Ce sont les livres de Simenon aussi, dans
lesquels bon nombre de personnages
disparaissent. J’ai beaucoup cité La fuite
de Monsieur Monde, un industriel qui se
sent mal avec son épouse, mal dans les
mondanités. Un jour, il prend un train et
descend dans le sud de la France. Com-
plètement anonyme, il va vivre toute une
série d’aventures. C’est une figure qui
prend son essor au début du XXe siècle,
quand, de plus un plus, le lien social de-
vient problématique dans nos sociétés.
Aujourd’hui, je pense que cette figure de
l’absence est majeure. D’ailleurs, ça me
fait penser à un détail qui a son impor-
tance : je ne conclus jamais mes livres.
Tous mes livres se terminent par des
ouvertures. Je pense qu’il ne faut jamais
conclure parce que la complexité du
monde a toujours le dernier mot. J’ouvre
plutôt sur cette figure, cette énigme. Je
dis aussi que je n’ai pas voulu faire une
encyclopédie de la disparition de soi de
peur de faire du vide une sorte de “trop
plein”. Il s’agissait de maintenir la ten-
sion de la question.