Magazine Kraemer KRAEMER MAGAZINE 05 | Page 39

Dans les années 20, Louise Brooks révèle la femme nouvelle : court coiffée, parfois court vêtue, enfin libérée de certains tabous. Le modèle de la garçonne réapparait de manière récurrente chez les cinéastes français qui, depuis les années 60, revisitent le message d’émancipation contenu dans ce carré court. Qu’est-ce qui fait qu’une coupe de cheveux s’inscrit ainsi pour l’éternité  ? Le carré court dans les années 20 était courant – c’était la Belle Époque –, et pourtant on l’associe immanquablement à une actrice magnifique : Louise Brooks. Cette jeune Américaine, connue pour ses rôles muets, notamment ceux interprétés en Allemagne sous la direction de Georg Wil- helm Pabst, Loulou et Le Journal d’une fille perdue tous deux sortis en 1929, a mar- qué l’imaginaire de cette époque. La coif- fure de celle qui se définissait comme une « blonde aux cheveux noirs » a déclenché une mode : celle de la « garçonne» (“flap- pers” en anglais). Après l’avènement des suffragettes en Angleterre au début du siècle, la tendance était à l’émancipation des femmes ; en cela, le carré de Louise participait à cette volonté des femmes de marcher à l’égal des hommes, autrement dit libres, volontaires et pleinement déci- sionnaires aussi bien en ce qui concerne la vie professionnelle que la vie privée. Plus de 30 ans avant les mouvements de libé- ration des femmes, les films avec Louise Brooks sortaient des clichés glamour ; ils racontaient le quotidien de femmes en but à leur propre destinée, y compris dra- matique, mais pleinement conscientes de leur capacité à agir. Ça n’est pas pour rien que certains de films ont été jugés trop «adultes», et en cela parfois censurés parce que traitant de manière directe, pour ne pas dire crue, les mœurs sexuelles de l’époque. On le sait, Louise Brooks, actrice au jeu naturel, a refusé de basculer dans le parlant de manière immédiate et l’a payé très cher. Se retrouvant écartée des stu- dios, elle décide très tôt de retourner chez elle à Wichita, dans le Kansas. On ne la redécouvre que dans les années 50 grâce au travail des critiques français. Henri Langlois, fondateur historique de la Cinémathèque française ne disait-il pas d’elle « Il n’y a pas de Garbot ! Il n’y a pas de Dietrich ! Il n’y a que Louise Brooks ! » ? Au-delà du fait qu’on reconnaît bien là l’intransigeance qui annonce la Nouvelle Vague, on sait que la figure va inspirer à Jean-Luc Godard deux allusions directes, dans Vivre sa vie (1962) avec Anna Karina et naturellement dans Le Mépris (1963) avec Brigitte Bardot. De manière récur- rente, le carré court va inspirer d’autres cinéastes –  avec parfois un hommage double à Louise Brooks, mais aussi à Anna Karina chez Godard  –  ; c’est le cas pour Mauvais Sang (1986) de l’enfant terrible du cinéma français, Leos Carax. Par la suite, la figure réapparaît sous les traits d’Audrey Tautou dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, avec le succès que l’on sait. On constate alors que ce carré court de Louise Brooks, parti des Etats-Unis et popularisé en Allemagne, traverse la culture française comme un élément fantasmatique, relayé de génération en génération, avec toujours le même message de liberté pour les femmes et d’affirmation de soi. Audrey Tautou C’est sans doute quand on s’y attend le moins que le modèle s’impose définitivement : la France entière s’est reconnue dans le personnage d'Amélie Poulain, pourtant affublé de sa petite dégaine de punkette, Dr. Martens, jupe longue et carré court. Comme le titre du film l’indique, il est question d’un destin, mais aussi et surtout d’un choix de vie : faut-il s’occuper de la vie des autres ? Faut-il prendre son destin, justement, en main ? Audrey Tautou, avec ce carré à la Louise Brook qui lui adoucit le visage, tarde à prendre ses décisions, mais elle finit par franchir le pas en jeune femme libre.