L'Itinérant 1135 Le droit de bien vieillir | Page 41

Libre opi-gnon dormait désormais que d’un œil… Cela faisait vingt ans qu’il n’avait personne à la maison. Là, maintenant, il y avait quelqu’un. Un petit «truc», certes, mais quand même… Elle s’était invitée et avait pris, jour après jour, une place dans sa vie. Elle le regardait, lui parlait. A sa manière, bien sûr, mais dans une véritable tentative de communication. Elle aimait particulièrement les câlins. En rentrant de balade, elle montait à l’étage, où se situe son bureau, et le trouvait, comme toujours, affairé à son ordinateur. Alors, elle s’asseyait à ses pieds et miaulait jusqu’à ce qu’il la prenne. Là, elle s’installait confortablement dans ses bras en ronronnant. Cela pouvait durer ainsi cinq, dix, quinze minutes, pendant lesquelles il ne pouvait plus rien faire d’autre qu’apprécier la douceur de son pelage et humer l’odeur d’herbes printanières qui s’en dégageait. Et puis les petits bisous sur la joue, qu’elle recevait les yeux fermés… Quand elle choisissait (elle était libre !) de dormir à la maison, il y avait deux rituels  : le câlin avant l’extinction des feux, lui sous la couette, elle dessus, blottie contre ses jambes ; et le câlin du matin au réveil où, après avoir respecté son sommeil, elle venait s’allonger sur sa poitrine en ronronnant. Parfois, elle se tenait assise sur le rebord intérieur de la fenêtre ouverte et le regardait en miaulant. Ne comprenant pas ce qu’elle voulait lui dire, il avait fini par imaginer qu’elle lui demandait de partir en balade avec elle. Il le fit une fois et, en effet, arrivés dans le jardin, il eut comme l’impression qu’elle lui faisait visiter son territoire de jeu. Mais le printemps était maussade. Averses de pluie et bourrasques de vent n’incitaient pas un humain à partir en promenade. Alors il lui promit que lorsqu’il ferait beau, ils partiraient en balade ensemble. Il avait déjà hâte de la voir gambader après les papillons. Mais ils n’en eurent pas le temps… Un jour, Kitty n’est pas rentrée. Aujourd’hui, la maison est de nouveau vide. Ce n’est pas particulièrement le retour de la solitude qui lui pèse. Après toutes ces années, il la connaît bien, et lui trouve même quelques vertus. Mais plutôt le fait de ne pas savoir. Si, au mieux, il pouvait avoir la certitude qu’elle était partie vers d’autres cieux, ou que quelqu’un de passage, la croyant perdue, l’avait emportée avec lui, il aurait des regrets, certes, mais pourrait se faire une raison. Si, au pire, il avait retrouvé son cadavre, après qu’elle soit passée sous une voiture ou s’être faite agresser par un prédateur, il pourrait faire son deuil. Car c’était vraiment ce qu’il ressentait  : l’absence, la tristesse, l’incompréhension, étroitement mêlées en un poison amer qui, maintenant il le savait, se distillerait goutte à goutte chaque jour à venir. Car aucune réponse ne viendrait. Pire. Après trois jours d’absence, quand il décida de partir à sa recherche et qu’il parcourut durant plus d’une heure les recoins des environs, les jardins, les champs et les sous-bois, il aperçut au loin la tête d’un chat émergeant des hautes herbes, qui le fixait. Il voulut s’approcher, mais le chat s’enfuit. Il était trop loin pour le voir distinctement. Etait-ce elle  ? Certainement pas, car elle serait venue à sa rencontre. Mais peutêtre, après tout. Alors, il sut qu’il garderait toujours un léger et fol espoir de la voir, un jour, revenir. Mais un autre constat, cruel, lui apparut simultanément. Tout cela était finalement conforme à ce qu’était, au fond, devenu sa propre vie depuis vingt ans  : il attendait rien. Non pas : il n’attendait rien. Il attendait, mais tout en sachant que rien n’adviendrait… Et au moment où cette vieille pensée commençait à s’estomper, la «vie» venait subitement lui faire une douloureuse piqûre de rappel, pour qu’il n’oublie pas sa destinée : il continuera d’attendre, tout en sachant que rien d’adviendra… Alors, aujourd’hui, quand il est assis à son bureau, il hésite à se retourner comme il le faisait souvent lorsqu’elle se reposait, en boule, sur son lit, pour ne pas affronter la déception de ne pas l’y retrouvée. En descendant, ou en rentrant chez lui, il s’attend toujours à la voir dans la maison, couchée sur le fauteuil du salon ou assise devant la fenêtre ouverte… puis se reproche ces pensées. Quelque temps plus tard, un soir, alors qu’il contemplait le ciel nocturne étoilé, particulièrement clair à cette latitude, il fut tenté de relativiser  : tout bien considéré, face à l’infini de l’univers et, plus près de nous, face aux malheurs du monde, que pouvait bien représenter la disparition d’un simple chat ? Mais il se reprocha aussitôt, là aussi, cette pensée. Pour lui, il ne s’agissait pas d’un «simple chat», mais d’un être sensible qui avait croisé son chemin et qui lui avait donné tout ce que sa nature lui permettait. Son souvenir faisait désormais partie, et à jamais, de son univers. Certains disent que les chats ont neuf vies. Il voudrait le croire, et si le pire est vraiment arrivé, il espère de tout cœur que ce n’était pas la dernière de Kitty. Et si tel devait être le cas, et si le Royaume des chats existe, il voudrait, vraiment, qu’elle sache, là où elle est aujourd’hui, que, resté ici, il pe