Parfaite épouse , elle assistait son mari dans sa profession . Elle avait , elle-même , poursuivi des études dentaires lorsqu ’ elle rencontra Roland . Il fut clair pour lui et les deux familles que le mariage était de mise . Roland avait , pour ainsi dire , terminé ses études , il prendrait la suite de son oncle , qui avait , pour ainsi dire , terminé sa carrière . Quand une fille se marie , elle quitte la faculté . Charmante et douce elle ferait une collaboratrice compétente . Elle devait accomplir son devoir . Il était beau garçon . Il avait l ’ assurance de ceux à qui la vie sourit . Elle fut séduite , se maria , tout le monde était content . Elle était une jeune femme comblée , moderne , depuis peu , elle avait même le droit de voter . La vie s ’ écoulait paisiblement . Ils possédaient un joli voilier . Plaisanciers confirmés , ils écumaient la côte entre Bordeaux et Brest en été . En hiver , ils surveillaient les travaux d ’ entretien réalisés dans ce chantier , bavardant avec l ’ un ou l ’ autre . Roland et ses amis se racontaient leurs aventures maritimes . Chaque fois que l ’ orage , la brume ou le vent fort intervenait , le récit commençait par « j ’ étais seul avec ma femme … » La femme en question se sentait , elle-même , un peu seule , sans sa part de gloire , bien qu ’ ayant participé à la manœuvre . Elle s ’ éloignait progressivement , longeait la rivière , furetait entre les coques . C ’ est ainsi qu ’ elle le vit pour la première fois . Ils se revirent . Il la salua . Elle s ’ arrangea pour que Roland s ’ adresse à lui . Ils sympathisèrent , parlèrent navigation , comparèrent leurs bateaux . Ils s ’ invitèrent mutuellement à leur bord . Gabrielle , épouse attentive , était de toutes les rencontres . Souvent , son regard croisait les yeux gris .
Elle fit en sorte d ’ en savoir le plus possible sur ce solitaire . Il projetait de traverser l ’ Atlantique . Noble aventurier . Il avait écrit un livre , philosophique , c ’ est plus rare . La nuit , il s ’ entrainait à faire le point au sextant à partir de la lune ou d ’ une étoile . Manquant d ’ horizon , il expliquait comment il utilisait un sextant à bulle mis au point par les Allemands . C ’ est peu connu . Elle pensait de plus en plus à lui , s ’ en rapprochait , ils se rapprochèrent tant qu ’ il leur devint pénible de se séparer . Roland semblait être le seul dans ce petit cénacle à rester imperturbable , à ne pas voir les sourires goguenards . Le prisonnier de guerre qui ne parlait pas français avait compris lui aussi . Cela se voyait sur son visage lorsqu ’ il passait à proximité . Tout ce petit monde était heureux : voir un homme trompé par sa femme est toujours agréable , distrayant , amusant et , ce qui n ’ est pas négligeable , c ’ est réconfortant pour soi-même , à qui pareille mésaventure ne peut arriver . Cela permet des plaisanteries . Certains ne s ’ en privaient pas . Les plaisanciers prenaient des airs entendus et discrets , une ébauche de sourire aux lèvres . Ce qui était pire . Le patron regrettait de ne pas avoir l ’ allure d ’ un beau ténébreux , attirant pour les jeunes femmes romantiques . Par souci de compensation , il cultivait le brouillard qui environnait ce personnage . C ’ était sa façon de prendre part à l ’ intrigue . Après avoir rencontré un ami proche de ce client original , il laissa tomber dans la conversation : « La guerre n ’ est pas terminée pour tout le monde ». Un danger inconnu dont on ne se sent pas menacé directement est délicieux et source d ’ élucubrations .
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( Photo Le Yacht - 1938 )
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( Photo David Mark Pixabay ) novembre 2020 - HISTOIRE & PATRIMOINE - n ° 99 — 121