Gang de Biches Numéro 4 - Mars/Avril 2019 | Page 27
PHYSIQUE CHIMIE - 27
T
out cuire à la vapeur. Boire des jus de légumes. Exclure
le sucre, les produits raffinés. Exclure le gluten, même
sans y être intolérant. Manger bio, local, frais, parfois
même exclusivement cru. Suivre un régime vegan, paléo,
keto. Toutes ces injonctions contradictoires nous sont
martelées au quotidien, via la télévision, les scandales
alimentaires, les magazines, les réseaux sociaux, notre
entourage, nos livres de cuisine. Bien qu’il n’existe
aucune contre-indication à manger sain, dans le respect
de la nature et des humains, l’utopie se transforme en
cauchemar lorsqu’elle devient obsession.
En réponse à ces diktats contemporains, certains
individus ont développé une obsession de la
nourriture saine, se créant des régimes sur-mesure,
en excluant des catégories d’aliments ou des modes
de cuisson, au point de ne plus pouvoir penser à autre
chose. Au point de se couper de leur famille et amis.
Bienvenue dans le monde de l’orthorexie.
Ce mot barbare provient du grec « orthos » qui signifie
« correct » et d'« orexis », l’alimentation. Maladie
répertoriée pour la première fois en 1997 par le
médecin Steven Bratman, dans son article The Health
Food Eating Disorder, l’orthorexie est la conséquence
grandissante d’une obsession contemporaine :
manger sain à tout prix.
Outre la culpabilisation
constante qu’apportent ces
injonctions à propos de la
nourriture, un problème de
fond bien plus grave flotte
en surface.
reliée à ce que nous mangeons, et se nourrir hors des
codes imposés transmet, bien malgré, nous une image
peu soignée, je-m’en-foutiste et malsaine de notre
personnalité.
QUAND LE CONTRÔLE DEVIENT OBSESSIONNEL
Résultat d’une société exigeante et prônant
l’alimentation comme solution unique aux problèmes
de santé, l’orthorexie se trouve à mi-chemin entre
les troubles alimentaires, les troubles anxieux et les
troubles obsessionnels compulsifs, dans une zone
floue entre l’addiction et la phobie.
Le danger présumé n’est donc plus de grossir, mais
de tomber malade à cause des aliments. L’orthorexie
est un cercle vicieux obsessionnel qui entraîne les
individus à s’imposer des règles extrêmement strictes
afin d’éviter les maladies : préparer ses repas soi-même,
refuser de dîner entre amis de peur d’être confronté à
des aliments malsains, passer plus de trois heures par
jour à penser à la nourriture, à cuisiner de la manière
la plus saine possible pendant des journées entières.
La personne atteinte d’orthorexie est persuadée de
détenir l’unique recette d’une alimentation saine, et
ressent une grande anxiété à l’idée de « perdre le
contrôle » de son régime.
Outre l’isolement social et
la détresse psychologique
engendrés par l’orthorexie,
les
conséquences
sur
la santé peuvent être
désastreuses : perte de
poids,
carences,
sous-
nutrition pouvant mener
jusqu’à l’hospitalisation. Quelle triste ironie.
« Le danger présumé n’est
donc plus de grossir, mais de
tomber malade à cause
des aliments. »
L’ensemble de la société
nous martèle quotidiennement l’utopie d’un régime
alimentaire parfait, évidemment impossible à atteindre.
Les réseaux sociaux, la société de consommation, les
personnalités influentes tendent à nous pousser
vers un idéal de santé érigé tel le nouveau veau d’or.
La croissance des cas d’orthorexie dans les sociétés
occidentales va de pair avec notre culte de l’image
via les réseaux sociaux. Nous nous sommes éreintés
à exposer au monde entier des corps beaux, sains,
des modes de vie plus parfaits et équilibrés que ceux
de nos voisins. Ce culte de l’image s’est étendu au
domaine de l’alimentation : chacun expose fièrement
sur les réseaux sociaux des repas complets, équilibrés
et sains, afin de démontrer son appartenance à une
communauté de personnes responsables, réfléchies et
soucieuses de leur santé.
L’obsession de manger sain est devenu si
omniprésenteque la valeur de ces individus a
directement été rattachée à leur manière de s’alimenter.
Manger est devenu un acte moral et a perdu entre
temps sa simplicité d’existence première, nous nourrir.
Chaque acte alimentaire implique à présent des
choix moraux, sociétaux et environnementaux aux
conséquences largement diffusées par les médias.
Notre image sociale est aujourd’hui directement
SORTIR LA TÊTE DE L’EAU
L’orthorexie est l’inverse-même d’un cercle vertueux,
puisque l’individu touché se rend littéralement malade
à essayer de ne pas l’être. Comme bon nombre de
troubles alimentaires, il est extrêmement complexe
pour la personne atteinte de réaliser l’existence du
problème puisqu’elle est persuadée de faire ce qui est
le mieux pour elle, absolument convaincue du bon-
fondement de sa démarche. Un simple tour sur les
réseaux sociaux la confortera une fois de plus dans
son obsession, puisqu’elle sera ensevelie sous de
nouvelles « preuves » de la crédibilité de son mode
de vie. Or, l’acceptation de l’existence du problème est
indispensable à toute guérison. Difficile toutefois de
faire reconnaître cette souffrance au corps médical,
lui-même formaté aux injonctions du « manger sain ».
La thérapie comportementale ainsi que l’écoute
bienveillante de proches peuvent être un premier pas
vers la guérison.
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En parler : Association « Enfine » accompagnement
des troubles alimentaires : 01 40 72 64 44