Tu as donc eu ce parcours hallucinant au contact de
nombreux cinéastes, puis dans les années 2000, tu
es passé derrière la caméra. Avec quel cinéaste as-tu
appris le plus pour devenir à ton tour un réalisateur ?
C’est intéressant car il y a une part en moi qui dira : vis
dans une grotte, ne lis rien, ne t’intéresse à rien pour
savoir qui tu es. Mais ce n’est pas réaliste et j’aime aussi
consommer de l’art, j’aime les films. Donc pour moi ce qui
importe c’est le filtre par où ça sort. La réponse courte serait
que j’ai appris de tous. Pour Écorché Vif et Saint Bernard,
mon nouveau film, tu pourrais presque dresser une liste.
Il y a du Frank Henenlotter dedans, la sensibilité de Stuart
Gordon, la bizarrerie de Matthew Barney, il y a du Lepre-
chaun aussi dedans, et même du Jodorowsky et du Lynch,
dans le style laissons le subconscient s’exprimer. Mais j’ai
beaucoup appris sur le tournage du sixième Vendredi 13
où ils ont coupé des scènes d’effets spéciaux. Je trouvais
ça bizarre, dans les films d’horreur on devrait célébrer
les effets, donc au résultat il y a eu beaucoup d’argent
de perdu et un travail que tu ne verras jamais. Que faire
alors ? Je vais rendre les meurtres surréalistes. Quand les
gens se cachent les yeux, je trouve ça dommage car ils
ratent le travail effectué. Donc je voulais faire le contraire,
qu’ils se rapprochent de l’écran en disant « Quoi ? ». C’est
le travail que j’aime faire : que les gens aient envie de voir
une seconde fois. C’est là que se font les distinctions indi-
viduelles sur ce que j’aime filmer. J’apprécie qu’on compare
mon premier film à Massacre à la tronçonneuse mais c’était
plus une blague. Il y a des tas de films qui reprennent ce
format et pour moi c’est par manque d’imagination. Donc
je commence par cette trame narrative, mais si quelqu’un
est assez gentil pour être venu voir mon film, il va être
récompensé parce qu’après je pars dans des directions
très différentes. Comme si c’était un arbre et que je me
mettais à apprécier les branches.
Il y a aussi une folie dans tes films ! Y trouves-tu
une liberté que tu n’as jamais vraiment eue avec
les autres metteurs en scène ?
Oui, parfois tu trouves qu’ils ne vont pas assez loin, mais
je comprends aussi qu’ils utilisent l’argent des studios
et que les studios n’aiment pas trop la folie. Il faut dire
aussi que l’imagination des réalisateurs est souvent bien
moins cinglée que celle des artistes d’effets spéciaux. C’est
un fait. Ils sont plus dans le langage du cinéma et de la
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ATYPEEK MAG #02
JANV./FEV./MARS 2017
narration. Je crois qu’ils ont aussi la responsabilité de ne
pas devenir dingue. Cela m’a pris des années pour intégrer
mon imagination dans le contexte d’un long-métrage où je
pourrais explorer ma folie sans les contraintes d’un studio
et le conservatisme que l’on peut y trouver.
Y a-t-il beaucoup de monstres que tu as dans la tête
et que tu n’as jamais réalisés ?
Des tonnes. Heureusement quand je dors ça s’arrête, mais
je ne suis pas en manque ! Parfois une personne se tourne,
mais mon esprit voit autre chose. Mon imagination est très
active et tout m’inspire. J’ai beaucoup de dossiers sur des
écorces d’arbres, des fissures dans le béton, les difformités,
les configurations de nuages, les copeaux de bois sont très
intéressants, en particulier maintenant que je fais des films,
tout est une sculpture, les murs, les décors…
Et on n’en a pas encore parlé, mais dans les années
90, tu as commencé à travailler avec Matthew Barney
sur ses fameux films d’avant-garde. Peux-tu revenir
sur cette rencontre et ce travail ensemble ?
Un ami, Keith Edmier, travaillait aussi dans les effets spé-
ciaux dans les années 80 et il a décidé de quitter ce milieu,
partir à New York et devenir artiste. Il s’est retrouvé là-bas
et avait besoin de travailler. Il a rencontré Matthew Barney
qui avait besoin de ce travail avec des prothèses. Keith s’est
retrouvé dans un studio non équipé pour ça, dans le froid
de la côte est en faisant ce qu’il avait décidé de ne plus
faire, mais dans un endroit plus hostile. Puis il m’a parlé, je
revenais à New York pour les vacances et il savait qu’avec
Matthew on allait bien s’entendre. Il nous a présentés et
on a vite commencé à travailler sur Drawing Restraint 7.
Il était en centaure et son culturiste aussi. C’était pour
la biennale du Whitney Museum. Ce fut très bien reçu et
cela a marqué un tournant dans la trajectoire de Matthew.
Il a été assez chic pour m’inviter encore pour son projet
suivant Cremaster 4 et je ne savais pas encore que cela
allait être le début d’un cycle. Dans les cinq films, quatre
possèdent des effets de maquillage qu’il m’a demandé de
faire. C’est am usant de travailler avec lui car il porte les
maquillages. C’est son personnage qui dirige le film et ce
fut une grande aventure car ses projets ont été diffusés
dans le monde entier. Tous les deux ans, il m’appelait et
ce que je fais pour lui n’est pas différent de ce que je fais
“L’imagination
des réalisateurs est
souvent bien moins
cinglée que celle
des artistes d’effets
spéciaux”
dans les films d’horreur, mais le
contexte en revanche n’a rien à
voir. C’était tourné en vidéo, dans
des lieux excellents, avec une toute
petite équipe, les budgets ont
grandi, sa visibilité aussi, et il est
devenu de plus en plus célèbre. De
plus gros budgets, de plus grosses
équipes. Quand on travaillait sur
le dernier Cremaster 3, cela avait
atteint une dimension épique, avec
d’énormes volumes d’effets. Il aime
ça, ça fait partie de son travail, ce
fut un voyage de huit ou neuf ans
absolument fabuleux. Puis nous
avons continué à travailler sur
De Lama Lamina, tourné au Brésil
pendant le carnaval. Ensuite il a
été invité à un défilé de mode à
Copenhague sponsorisé par Vogue
Magazine, et nous lui avons créé
un personnage prothétique. Et
puis récemment, il a fait l’épique
River of Fundament, un film de
six heures joué dans les opéras
qui commence à tourner dans le
monde entier, nous avons fait un
personnage vraiment étrange et
dérangeant pour ça. C’est une
collaboration qui continue, il a
une grande imagination et c’est si
excitant de voir qu’il est devenu
si important dans le monde de
l’art contemporain. Il a réussi en
montrant des choses qui n’avaient
jamais été vues avant.