Aparté No 2 | Page 98

S ’ évader
« Une immense loterie »

C

’ est par ces termes que Pierre Baissac , président de la Royal Society of Arts and Sciences de Maurice , définit la colonisation naturelle de l ’ île . Perdue au milieu de l ’ océan , tout semble en effet contre l ’ avènement d ’ une vie propre à cette virgule de terre . Le territoire le plus proche , Madagascar , est à plus de 1 000 kilomètres , entouré d ’ un océan d ’ une profondeur vertigineuse . Et pourtant … Poussée par un courant marin , sur un radeau de végétation , ou entraînée par une bourrasque , mue par le souffle d ’ un cyclone , la vie débarque sur les rives de l ’ île … presque fortuitement !
Car quelles sont les chances qu ’ un arbre tombé en mer , transportant plantules et animaux à sang froid – les seuls pouvant survivre à une telle traversée –, l ’ atteigne ? Que ces insectes et chauve-souris , arrivés par hasard , trouvent la nourriture qu ’ il leur faut et un partenaire pour perpétuer leur espèce ? Que le niveau de l ’ océan connaisse une baisse impromptue , permettant aux tortues géantes malgaches et comoriennes de se lancer à la découverte d ’ autres contrées ? Que ces graines , figées dans la boue incrustant la patte d ’ un oiseau migrateur , ou encore acheminées à travers l ’ appareil digestif d ’ une chauve-souris , puissent trouver le terreau qui leur permettra de germer ?
Ces nouveaux venus font face à un processus d ’ adaptation ardu , marqué par un travail de réciprocité époustouflant entre plantes et animaux . De cette symbiose sont nées une faune et une flore particulièrement riches : sur 700 plantes indigènes des Mascareignes , 300 espèces n ’ existent qu ’ à Maurice . « Nous avions dans nos forêts , à l ’ époque , l ’ une des plus fortes densités d ’ arbres au monde . Ce mutualisme entre espèces et le manque de prédateurs ont aussi permis l ’ apparition d ’ espèces géantes , aujourd ’ hui disparues , comme le dodo , le perroquet bleu , la tortue – ces deux dernières comptant parmi les plus grandes au monde », explique le Dr Vikash Tatayah , directeur de la conservation à la Mauritian Wildlife Foundation .
Et la civilisation fut
Repéré par les Arabes , ce paradis perdu où se sont épanouies durant des millénaires des générations d ’ espèces uniques est plus tard accosté par les Portugais . Ils y laisseront des rats et quelques chats , enclenchant déjà subrepticement la fragilisation de la biodiversité mauricienne . En 1598 , ce sont les haches et les pioches hollandaises qui commencent vraisemblablement à balafrer l ’ île à travers de grands défrichages . « Commence alors une coupe à outrance des ébéniers , bois très prisé , mais aussi d ’ autres bois utilisés pour la charpenterie », raconte Pierre Baissac .
Peu à peu , les réserves naturelles de l ’ île s ’ amenuisent . Les animaux disparaissent , chassés , tels les dugongs , pour leur chair , ou encore les dodos , dévorés à même l ’ œuf par les rats venus d ’ Europe , ou affamés par la déforestation . « Pierre Poivre parle déjà des atteintes faites à la nature , notamment des plantes , et tire , en écologiste avant-gardiste , la sonnette d ’ alarme », dit Emmanuel Richon , directeur du Blue Penny Museum . Mais rien n ’ y fait . « À cette époque , les colons voyaient la nature comme pouvant être exploitée à l ’ excès . Aujourd ’ hui , nous avons perdu une trentaine d ’ espèces d ’ animaux et environ 10 % de notre flore », poursuit le Dr Tatayah .
Effet domino
La déforestation s ’ accompagne d ’ effets désastreux . « Un arbre héberge tout un écosystème et une faune faite de bactéries , de champignons et d ’ animaux , dans son sursol et son sous-sol . Sans cela , la terre devient stérile et nécessite des fertilisants », explique Pierre Baissac . Jean-Marie Sauzier , l ’ un des fondateurs du projet Tiny Forest , ajoute : « Au départ , quand les Hollandais se mettent à planter la canne , elle pousse de façon fulgurante car le sol est très riche . Aujourd ’ hui , notre sol est extrêmement appauvri ».
Mais cette richesse naturelle , délitée par l ’ emprise de la civilisation , n ’ est pas condamnée : de nombreux efforts tentent aujourd ’ hui , avec succès , de restaurer l ’ âme de l ’ île . Parmi ses plus grands défenseurs , la Mauritian Wildlife Foundation . Elle effectue depuis près de 40 ans un travail titanesque , sauvant in extremis de nombreuses espèces au bord de l ’ extinction . Parmi celles-ci : la crécerelle , passée de 4 individus dans les années 1970 à environ 350 aujourd ’ hui , ou encore le pigeon rose , passé de 9 individus vers 1990 à quelque 550 .
« La seule solution : restaurer les forêts et limiter les prédateurs », avance le Dr Tatayah . Cette philosophie trouve un écho chez les initiateurs du projet Tiny Forest . Leur démarche , inspirée du travail du botaniste japonais Akira Miyawaki , vise à recréer les forêts d ’ antan en format réduit . « L ’ idée est de créer des sortes de ponts à travers l ’ île , pour favoriser une flore et une faune qui auraient autrement disparu », explique Allain Raffa , membre du collectif . Trois ans plus tard , le projet compte déjà une dizaine de petites forêts .
Quelques gouttes d ’ eau , peut-être … ou les prémices d ’ un océan ?
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