ToutMa ToutMa n°51 - Septembre / octobre 2018 | Page 46

culture

HISTOIRE LITTÉRAIRE
TEXTE _ Anne MARTINETTI

La Garçonne

de Victor Margueritte

Qui se souvient de Monique Lerbier ? Certainement peu de monde . Et pourtant , nous lui devons beaucoup , nous les femmes . Surtout à son géniteur de papier , Victor Margueritte , qui brûla sa vie et sa carrière à l ’ aune de la liberté qu ’ il accorda à son héroïne . Mais commençons par le début .

La petite Monique , grandie entre Hyères et Marseille à cause du climat , sous la férule bienveillante d ’ une tante cultivée et célibataire , est dotée d ’ une intelligence aiguë et d ’ un caractère romantique . Douée pour les études ( étudiante à la Sorbonne ), douée de ses mains ( elle confectionne des fleurs à partir de matériaux de récupération ), elle est destinée à épouser un coureur de dot dont elle est éprise et qui ne songe qu ’ à mettre la main sur un brevet industriel déposé par son père . Faisant fi des conventions qu ’ elle déteste , la jeune femme s ’ est donnée à lui avant le mariage . Hélas … ou heureusement ?

Avec pour modèle implicite la Diane chasseresse qu ’ elle a découverte enfant au musée de Marseille , couverte jusqu ’ aux pieds d ’ une stola qui la cache aux yeux de tous pour permettre à ceux qui l ’ admirent de se concentrer sur son esprit , Monique veut s ’ accomplir à Paris . Mais quelle prétention , dans un monde où les filles de bonne famille s ’ encanaillent à la cocaïne et se laissent entraîner dans des mariages arrangés où leurs parents les vendent contre un nom , un titre , une fortune … Monique ne veut pas céder une once de terrain . Ni à l ’ infidèle Lucien , ni à son père plus soucieux du succès de ses affaires que de l ’ avenir de sa fille , ni à sa mère , mariée davantage aux convenances qu ’ à la sincérité . Monique se comportera en véritable dandy , rendant coup pour coup , cédant au premier venu par vengeance , se ruant dans une histoire d ’ amour sacrificielle avec un écrivain maudit , aménageant sa fumerie d ’ opium personnelle mais aussi sa boutique de décoration d ’ intérieur , utilisant talents , compétences et diplômes pour devenir cette femme indépendante qui veut prendre , non pas une revanche sur les hommes , mais la même liberté qu ’ eux . Et pourquoi pas ? Parce qu ’ en France , en 1922 , la peur des révolutions écrase dans l ’ œuf les velléités féministes : les femmes qui conduisent , les femmes qui travaillent , celles qui ne se marient pas et n ’ ont pas d ’ enfants par choix sont plus suspectes que celles qui se laissent frapper sans se rebiffer . C ’ est ce monde à l ’ envers , ces « Années folles » que Victor Margueritte épingle durement , soulignant que d ’ autres pays ont accordé des droits civiques aux femmes . En 1922 , elles votent déjà en Amérique , en Angleterre , en Allemagne , en Suisse , en Belgique , en Autriche , en Tchécoslovaquie , en Finlande , au Danemark !

Histoire simple , prétexte à un plaidoyer pour la liberté de s ’ accomplir en tant qu ’ individu , car le livre ne s ’ adresse pas qu ’ aux femmes , mais aussi au regard que les hommes portent sur ce qui n ’ est pas encore « le deuxième sexe », ce parcours d ’ une fille de bonne famille qui aurait pu s ’ appeler Colette fit scandale . Décoré de la Légion d ’ honneur , Victor Margueritte , qui témoigna toute sa vie d ’ une vision progressiste de la société , et milita à sa manière ( très controversée durant la seconde guerre mondiale , où il alla plaider le pacifisme en Allemagne …) toujours pour la suprématie de la culture et de l ’ éducation sur la guerre ou l ’ inégalité , dut rendre sa décoration . On ne lui pardonna pas des phrases définitives et prémonitoires comme « Les mœurs nouvelles des jeunes filles , avec les excès que tout apprentissage de liberté comporte , embellissent peut-être le visage de la femme de demain » ou encore « La virginité , chère aux anciens acheteurs d ’ épouses , ne me semble pas avoir plus d ’ importance qu ’ une dent de lait ! », placées dans la bouche d ’ un homme …

Mais durant dix ans , le livre eut un succès monstre , essaimant son esprit libertaire jusque dans la mode : coupe de cheveux « à la garçonne », corset voué aux gémonies , robes sans taille ou pantalons larges , l ’ esprit garçonne devait perdurer longtemps . À l ’ époque du langage châtié et des phrases étudiées , le français de Victor Margueritte détonne : bidet , vice , métro qui « sent mauvais », « mec plus ultra » ( c ’ est la première fois que l ’ expression est utilisée en littérature !), attitudes arrogantes démontées à grands coups de lucidité décapante et de phrases lapidaires souvent drôles et encore de notre temps , insolence , violence du langage et des mœurs ont frappé à jamais ce roman du sceau de la modernité . On

Victor Margueritte en 1918
© gallica . bnf . fr / Bibliothèque nationale de France
© gallica . bnf . fr / Bibliothèque nationale de France le lit en 2018 avec facilité , là où il choquait , hypocritement , en 1922 . Mais Sartre , Easton Ellis ou Beigbeder sont passés par là , décrypter les comportements sociaux de manière décoiffante et dézinguer ses contemporains est devenu un exercice de style ! La garçonne est aujourd ’ hui une femme moderne qui veut vivre en harmonie avec ses convictions , dans la franchise et les sentiments sincères . Alors merci , Monique Lerbier , nous autres qui avons eu la chance de lire Simone de Beauvoir , Gisèle Halimi , Joyce Carol Oates ou Margaret Mead , nous le savons bien : être une femme libérée , c ’ est pas si facile …
Septembre / Octobre 2018 _ TM n ° 51 44
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