culture
HISTOIRE LITTÉRAIRE
TEXTE _Anne MARTINETTI
Henri VERNEUIL
tous les cinémas mènent à Marseille
D’Un singe en hiver au Président, d’I... comme Icare au Clan des Siciliens
ou à La Vache et le prisonnier, Henri Verneuil a signé quelques-uns des
films les plus marquants du xx e siècle.
H
enri Verneuil a rassemblé durant sa carrière
presque cent millions de spectateurs dans les salles
obscures. Il a dirigé, de Fernandel à Anthony Quinn,
les plus grands acteurs de son époque ; travaillé, de Pagnol
à Charles Spaak, avec les meilleurs scénaristes ; et col-
laboré avec des assistants d’envergure tels que Costa-Ga-
vras, Claude Pinoteau ou encore les célèbres musiciens
Ennio Morricone et Maurice Jarre.
t pourtant, pour ce cinéaste connu internationale-
ment, tout a commencé par un voyage forcé sur la Mé-
diterranée, à la recherche d’une terre d’accueil susceptible
de sauver sa famille fuyant le génocide arménien : « Cette
France s’appelait pour l’instant Marseille. Je nous revois,
cinq silhouettes frêles sur le quai avec, comme bagages, un
énorme ballot recouvert d’un tapis sans valeur et entouré
de cordes qui s’entrecroisaient. »
C
es souvenirs, dominés par
celui de sa mère, « Mayrig »,
Henri Verneuil en a d’abord fait
un livre, puis deux films, et c’est
Claudia Cardinale qu’il choisit
pour incarner l’image tutélaire de
cette mère toujours présente dans
sa vie jusqu’à un âge avancé. Mais
plus encore, Mayrig raconte l’itiné-
raire exhaustif d’un enfant armé-
nien déraciné, d’un immigré apa-
tride qui se sentira obligé de choisir un autre nom pour faire
carrière : Henri Verneuil remplace Achod Malakian...
E
ntre 1922 et 1924, près de 60 000 réfugiés arméniens
débarquent au port de Marseille, cinq ans après le géno-
cide perpétré par les Ottomans. Dans l’urgence, les réfugiés
sont hébergés dans des camps de transit avant de s’intégrer
pleinement à la société marseillaise. Sans pathos et avec de
nombreuses anecdotes souvent drôles, Henri Verneuil ra-
conte cette enfance phocéenne démarrée par un cornet de
glace acheté par son père sur le Vieux-Port : vanille-pistache,
comme un souvenir de son Arménie natale.
Avril / Mai 2019 _TM n°54
D
e nombreux Marseillais vont prêter main forte à
cette famille qu’Henri Verneuil décrit comme pit-
toresque et aimante, à commencer par le boulanger qui
enfourne le plat de mouton des Malakian dans son fournil :
« Le français du boulanger me plut beaucoup. Il y avait un
peu de Marseillaise dans ses mots qui traînaient joliment
en chemin. Sur ces chemins où j’ai croisé plus tard Mis-
tral, Daudet, Pagnol, Giono et toute leur Provence
enchantée. » La ville n’aura de cesse de délivrer au jeune
Achod ses lumières pleines d’avenir : le premier kiosque
à journaux qui permet au garçon de 6 ans de déchiffrer le
français, la rue Paradis, qui porte bien son nom malgré la
pauvreté des Malakian. En fait, si le père trouve très vite
du travail à la raffinerie de sucre Saint-Louis, si la mère et
les tantes exercent leurs talents de couturières au service
d’un chemisier pour hommes, le jeune garçon se sent tou-
jours comme déplacé, du Prado à la gare Saint-Charles,
et dans les quartiers chics où il est parfois invité pour un
anniversaire… Il reste un étranger. Mais Achod devenu
Henri Verneuil fait revivre, avec le talent d’un Pagnol, une
ville cosmopolite depuis toujours, suffisamment ouverte
sur le monde des hommes pour que chacun puisse s’y faire
une place, malgré les difficultés et les mauvaises volontés
de certains autochtones. Plus tard étudiant aux Arts-et-
Métiers d’Aix-en-Provence, Achod Malakian réapprend
l’arménien, encouragé par son père qui, tout autant que
« Mayrig », se sera saigné aux quatre veines pour que son
fils réussisse « à la française », jusqu’à lui payer un collège
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privé, par ignorance de l’enseignement gratuit de Jules
Ferry ! Et c’est à La Belle Jardinière que, comme Pagnol,
la famille Malakian ira faire l’emplette d’un costume de
collégien bien trop apprêté pour Achod, qui aurait préféré
passer inaperçu…
Henri Verneuil et Jean-Paul Belmondo
sur le tournage de Peur sur la ville en 1974
À
Marseille aujourd’hui, une place porte le nom d’Hen-
ri Verneuil, tout comme à Yerevan, comme aussi des
rues à Paris, à Perpignan, à Saint Herblay, et dans d’autres
villes… Est-ce un hasard si, du polar ou du western
moderne jusqu’à la saga familiale, les films de Verneuil
racontent tant ? Son impressionnante filmographie n’est-
elle pas imprégnée d’une volonté farouche de réécrire un
monde brisé ? Sa caméra ne dissimule-t-elle pas un homme
qui s’inscrit dans la tradition des conteurs orientaux ? Ne
trahit-elle pas une double culture, métissage nécessaire au
renouvellement de l’expression cinématographique ? Et
si le cinéma, art de masse par excellence, ne pouvait être
magnifié que par des étrangers qui ont partagé l’ordinaire
de ces masses ? Marseille pourra alors se targuer d’avoir
ouvert la porte de la liberté à un florilège d’artistes venus
de tous les horizons…
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