‘‘Le projet de Shining
consiste à réveiller
chez son spectateur
un langage perdu,
le langage d’avant
le langage.’’
monde sur laquelle notre Raison a jeté un voile.
Overlook signifie à la fois « voir au-dessus, au-delà,
au sens de dominer », mais le terme mis en adjectif,
« overlooked », désigne également quelque chose
qu’on a négligé et fini par oublier.
LANGAGE
Peu à peu, le projet se fait jour. En se reposant
sur notre seul intellect, nous finirons comme
Jack, l’écrivain stérile en but sur les mots, c’est-
à-dire amenés peu à peu à la folie en ignorant
tout des forces qui nous y précipitent. En faisant
confiance à notre intuition et à la clairvoyance
qui l’anime, nous serons comme Danny, alertes
sur les choses terribles qui se jouent autour de
nous et aptes à trouver l’issue hors du labyrinthe.
Le projet de Shining consiste à réveiller chez
son spectateur un langage perdu, le langage
d’avant le langage ; ce que le monde antique
prétendait conserver en secret et que l’ésotérisme
médiéval désignait par « langue des oiseaux ».
Contrairement à notre langage alphabétisé,
linéaire, univoque, ce langage d’avant le langage
est fait d’images, de symboles, d’analogies,
d’harmonies, de contrepoint, de rythme et de
sens qui s’interpénètrent. C’est le langage que
la tradition artistique, notamment musicale et
picturale, a tenté de maintenir au fil des siècles.
C’est aussi le langage que le cinématographe,
cet appareil à vocation scientifique, censé au
départ porter sur le monde un regard « objectif »,
a accidentellement réveillé à la toute fin du plus
rationnel des siècles.
D OUB L E E X POS I T I O N
Aux erreurs de continuité qui stimulent ainsi notre
perception et nous font participer « inconsciemment
» à ce qui se joue, Kubrick va rajouter une grande
quantité d’analogies visuelles : celle qui fait
correspondre le profil africain de Hallorann au
ROCKYRAMA
dessin du chef indien sur les boîtes de conserve
Calumet, créées spécifiquement pour le film ; des
analogies de couleur comme les cheveux roux
des figures féminines qui encadrent le parcours
des protagonistes (l’hôtesse d’accueil à l’hôtel, la
secrétaire de Ullman, le médecin de Danny) ; et
bien sûr des analogies architecturales sans fin (les
arches au cœur du labyrinthe sont les arches de
la salle de bain où apparaît la femme nue). Mais
également, et de façon beaucoup plus étonnante,
plusieurs analogies visuelles vont être motivées
par la rythmique séquentielle du film. Car si
l’on décide de « plier » Shining en son centre,
comme on plierait une grande feuille de papier,
on découvre alors que chaque séquence répond
visuellement et symboliquement à celle sur
laquelle elle se superpose. Le tout premier plan
se superpose idéalement au tout dernier plan et
ainsi de suite. La rencontre avec les jumelles se
surimpose à l’échange aux toilettes entre Jack et
Grady (l’auteur du double meurtre) ; la hache
de Jack déchirant la porte close se surimpose
au panneau « Closing Day » ; les scènes où Jack
tente de travailler sont à parfaite équidistance
et se surimposent donc à elles-mêmes, etc.
La composition des plans, d’une rigueur
exemplaire, se charge d’éclairer le sens de chaque
superposition a posteriori, en mettant ainsi en
lumière les enjeux narratifs découverts lors d’une
première vision. Bien sûr, un tel exploit filmique
ne peut être percé à jour qu’avec un visionnage
STANLEY KUBRICK