roues puis le silence feutré du tapis et enfin le
choix méticuleux des motifs décoratifs impose
une forme d’hypnose, de « danse rituelle », dont les
effets psychiques souhaités sont ceux « d’amollir »
et ainsi ouvrir l’esprit du spectateur à une forme
de transe ; celle-là même à laquelle pouvaient
s’adonner les anciens Indiens d’Amérique du
Nord et dont les symboles spirituels peuplent les
murs de l’hôtel.
L’histoire nous a démontré que Kubrick avait
poussé ses décorateurs à bout sur le tournage
de ce film, allant jusqu’à compromettre les
tournages des productions Spielberg et Lucas
qui devaient utiliser ces mêmes plateaux anglais.
Aussi comprendra-t-on aisément que la moindre
erreur architecturale du film n’est pas fortuite,
mais le résultat d’un soin maniaque.
ESPA CE
La première séquence à nous faire découvrir les
lieux est celle où Jack se rend à son entretien
d’embauche. Un long travelling en steadycam
le suit alors qu’il passe devant des clients qui
attendent l’ascenseur, puis il s’engage à gauche
à travers une porte qui ouvre sur un couloir et il
tourne aussitôt à droite pour pénétrer le bureau
du directeur, un bureau muni d’une fenêtre,
mais où la lumière trop vive nous empêche de
distinguer clairement la vue. Problème : ce
bureau se situe à l’endroit où devrait se trouver la
cage d’ascenseur et où l’idée même d’une fenêtre
donnant sur l’extérieur est architecturalement
saugrenue.
Lorsque nous suivons Danny une deuxième fois
sur son auto à pédale, cette fois-ci au premier
étage de l’hôtel, notre esprit a déjà emmagasiné les
informations spatiales de la précédente séquence
du rez-de-chaussée. Lors d’un virage à droite,
nous avons le temps d’apercevoir subrepticement,
sur notre droite, le grand escalier qui descend vers
le hall principal de l’hôtel. Danny continue sur
sa lancée puis s’engage à gauche dans le couloir
sans issue où il tombera pour la première fois sur
les fantômes des deux petites jumelles. Nouveau
problème géographique : cette portion du couloir
où se trouve Danny est en dehors de l’hôtel !
Ainsi, tous ces longs travellings en steadycam
qui occupent une grande partie du film ne sont
pas une simple coquetterie stylistique (ce dont
fut soupçonné le réalisateur puisque ce système
de caméra était à l’époque une nouveauté). Ce
sont des plans qui ont une fonction précise,
celle de nous faire à la fois appréhender l’espace
et mesurer toute son impossibilité. Or, tandis
que notre cerveau enregistre et notifie avec
précision toutes ces aberrations spatiales, notre
intellect, lui, ne les décrypte pas ! L’inquiétante
étrangeté, le « Unheimlich » distillé par Shining
vient principalement du conflit qui se joue
dans le cerveau du spectateur ; un cerveau qui
voit, enregistre, ressent toute l’étendue de cette
information visuo-spatiale mais qui ne parvient
pas à la décrypter avec sa raison, et donc à la
« voir ».
O V E R LOOK
Toute la substance de Shining pourrait
être résumée dans ce conflit permanent entre la
totalité de notre esprit et la petite partie qui gère
le langage. Parce qu’il nous est difficile d’accepter
l’idée que la totalité de notre esprit est de fait bien
plus « intelligente », plus performante, que notre
seul intellect sur lequel repose notre langage
actuel et donc notre raisonnement. Notre langage
limite notre perception et jette un voile sur notre
environnement. Les personnages de Shining se
parlent sans se comprendre. Et lorsqu’ils écrivent,
ce sont des phrases mécaniques et répétitives
comme celles qu’utiliserait un aliéné pour se
bercer dans sa cellule. L’hôtel Overlook, lui, nous
parle un langage que nous avons oublié, celui
de notre participation pleine à la fabrique de ce
ROCKYRAMA
STANLEY KUBRICK