vidéo inquisiteur, c’est-à-dire dans un cadre
intime. Certes, l’expérience de superposition a
été tentée en salle, au Brooklyn Theater. Mais
elle s’adressait à un public tardif et familier de
cette théorie, révélée par l’extraordinaire exégèse
du mystérieux blogueur MSTRMND (dont nous
avons quelques raisons de penser qu’il s’agit
d’une blogueuse) qui affirmait que « Shining est
un film conçu pour être vu à l’endroit et à l’envers »,
prenant ainsi au pied de la lettre l’indice «
Redrum » que Danny écrit sur les murs. Sans
surprise, les travaux de MSTRMND portent
un intérêt tout particulier aux neurosciences
et à l’anthropologie, matières effectivement
nécessaires pour commencer à débusquer le
rapport intime que Shining entretient avec le
cerveau humain et son langage.
L’ ART D E L A MÉMOIRE
L’effusion d’Internet a mis en lumière plusieurs
théories érigées autour du « sens » de Shining.
Certains se sont attardés sur le génocide
amérindien et la façon dont ce crime hante
l’histoire des USA. D’autres se sont concentrés
sur les évocations multiples de l’Holocauste.
Certains ont voulu y voir une dénonciation du
« mensonge » de la mission Apollo 11. D’autres
encore ont cru y débusquer tout un discours sur
l’administration Wilson et le semi-coup d’état
qu’aurait représenté la création de la Réserve
fédérale (cette dernière théorie, que l’on doit
à l’anglais Rob Ager, étant la plus documentée
de toutes puisqu’elle se base entre autres sur les
personnalités de la photo du plan final, qui orne
la Gold Room, ainsi que sur les documents des
Archives Kubrick).
Dans son ouvrage L’Art de la Mémoire, l’érudite
anglaise Frances Yates avait retracé le parcours
multimillénaire d’une tradition longtemps
réservée aux grands érudits. À une époque
où les livres étaient rares et ne pouvaient être
consultés qu’en des lieux précis, un système
mnémotechnique extrêmement performant leur
était enseigné. Celui-ci consistait pour l’érudit
à créer dans son esprit une architecture qui lui
était personnelle (village, palais, etc.) et qu’il
perfectionnait au fil des ans. Chaque endroit,
chaque pièce, chaque couloir, chaque décoration
possédait son sens. L’érudit était invité à créer
des images choquantes, déstabilisantes, propres
à « marquer » son esprit et dans lesquelles étaient
enfermés, sous formes symboliques, les savoirs
cumulés. Ainsi, à la recherche d’une information
ou d’un ouvrage consulté il y a longtemps, il
pouvait se déplacer dans sa mémoire comme on
se déplace dans un décor, et retrouver ainsi ce
qu’il y cherchait. À l’invention de l’imprimerie,
cet art devenu caduc, mais qui avait prouvé sa
capacité à élargir l’esprit et à utiliser toutes ses
Or, le plus intéressant est que ces théories ne
semblent pas s’exclure l’une l’autre. Et le peu
que l’on sait de l’intimité de Kubrick nous
confirme que certains de ces sujets l’obsédaient
effectivement.
ROCKYRAMA
compétences s’exprimera à travers la peinture
(avec la perspective naissante) et d’autres
disciplines artistiques.
IMAGE CENTRALE
On peut s’autoriser à penser qu’un esprit brillant
et performant comme celui de Kubrick, qui plus
est, vivant en Angleterre, ait pu s’intéresser de
près à l’Art Memoriae, avec tout ce qu’il charrie
de spiritualité et de science, d’Histoire de l’Art et
d’utilisation maximale des capacités de l’esprit, à
travers à la fois le symbolique et le visuo-spatial.
Tout cela pour dire que si l’hôtel Overlook semble
nous proposer autant d’éléments thématiques
qui ont obsédé le cinéaste durant sa vie, c’est
peut-être tout simplement parce qu’à travers cet
hôtel se déploie la mémoire de Kubrick lui-même
et sa croyance profonde dans une humanité en
lutte contre elle-même, à la façon de Jack et
Danny : une humanité aveuglée ou capable
d’extralucidité, stérile ou imaginative. Que ce
soit dans ses décors, dans ses images oniriques,
dans les motifs au sol, Shining mêle d’une façon
étroite les images d’initiation et de sacrifice,
qu’elles soient occidentales ou d’inspiration
méso-américaine. Par exemple, la maquette de
labyrinthe que contemple Jack en plongée directe
représente « aussi » dans ses motifs une pyramide
aztèque ; et c’est avec la mémoire de cette
pyramide sacrificielle que nous apprécierons plus
tard la scène où Wendy abat son mari d’un coup
de batte de base-ball. Ce qui se joue sous nos
yeux est un rituel, une invitation à « tuer le père »,
un encouragement à passer à l’autre stade, vers
une transmutation de l’âme qui prolongerait celle
du final de 2001, l’Odyssée de l’espace.
Ainsi, l’image absolument centrale de Shining
(celle qui se superpose à elle-même lorsque l’on
« plie » le film) est celle d’Hallorann allongé sur
son lit en Floride, sous une toile érotique qui
aurait pu sortir d’Orange mécanique mais, surtout,
dans un plan qui réplique dans sa composition
celui de Dave Bowman allongé sur son lit de
mort à la fin de 2001.
S TA R C H I L D
C’est sous le titre L’Enfant lumière que fut
publié chez nous le roman originel The Shining
de Stephen King. Prenant comme assise la
désintégration de la cellule familiale mise en scène
par l’auteur, Stanley Kubrick porte son film vers
les terres plus kabbalistiques de la dissolution
dans l’homme universel. Les promesses que
portent en lui Danny, l’Enfant lumière, entrent en
résonnance avec celles dont était chargé l’Enfant
des étoiles du final de 2001. Et si les spectateurs
américains avaient interrogé l’affiche de Shining
comme ils semblent être mieux en mesure de
le faire aujourd’hui, ils auraient peut-être vu à
l’évidence que c’était cet enfant des étoiles que
l’affiche mettait en scène, et non pas le visage de
Danny. R
STANLEY KUBRICK