Shining
Avant le langage
texte par
Rafik Djoumi
T
out le monde ou presque s’accorde à
considérer que la carrière de Stanley
Kubrick est divisée en deux grandes parties
qui ont pour axe 2001, l’Odyssée de l’espace ; les
films conçus avant 2001 semblant appartenir
à une certaine norme du grand Cinéma tandis
que les films suivants n’appartiendraient qu’au
monde de Kubrick seul.
C’est peut-être dans la façon de communier
avec son public que l’on peut distinguer ce
changement de paradigme. En effet, les films
d’avant 2001 sont les films d’un cinéaste qui
cherche à communiquer une réflexion et/ou
un ressenti et à aller vers son public. Les films
suivants, quant à eux, semblent fonctionner
sur un principe initiatique où c’est cette fois le
spectateur qui doit avancer vers l’œuvre, mû par
une attraction presque hypnotique. Dès lors, il n’a
plus affaire à des films « qui veulent dire quelque
chose », mais à des objets à Mystères (au sens
culturel du terme) qui invitent au mouvement, à
la marche de l’initié.
Accueilli avec une grande circonspection à sa sortie, le
film Shining est devenu, en VHS et surtout en DVD, le film
de Kubrick le plus revu et le plus commenté, donnant lieu
à une abondante exégèse « sauvage » aux thématiques
multiples et en apparence contradictoires. Ce destin n’est
peut-être pas étranger aux intentions de son auteur.
ROCKYRAMA
2001, l’Odyssée de l’espace est ainsi une
œuvre hermétique, pétrie de philosophie
néoplatonicienne, et qui fonctionne selon le
mode opératoire de cette école de pensée, à
savoir l’alchimie (le monolithe n’étant rien moins
qu’une pierre philosophale). Orange mécanique
fonctionne sur un principe de contre-initiation, en
une série rituelle de viols et de sacrifices humains
propres à invoquer le Mal sous tous ses visages,
de l’individuel à l’institutionnel. Barry Lyndon,
qui tourne sur les restes du projet inachevé de
Napoléon, enchaîne ses évènements sur les règles
rationnelles et rigoureuses du jeu de cartes ou
du jeu d’échecs (dont on oublie trop souvent
l’origine divinatoire), des règles contaminées,
voire perverties par l’irrationalité des passions
humaines.
RE-VISION
Shining, on l’aura compris, s’inscrit pleinement
dans cette démarche d’initiation du spectateur.
Mais contrairement aux films précédents qui
transcendaient de façon évidente leur sujet initial
(2001 est évidemment « plus » qu’un film de
S.F., Barry Lyndon est « plus » qu’un drame en
costume – même si hélas de nombreux critiques
n’ont pas voulu le voir à leurs sorties), Shining
reste avant tout considéré, encore de nos jours,
simplement comme un film d’horreur, comme un
exercice autour du genre et de ses codes. En cela,
il demeure peut-être le plus mystérieux des films
de Kubrick puisque son vrai propos, sa véritable
ambition, fonctionne à des niveaux souterrains
qui ne s’éclairent que lorsque le spectateur a
décidé de les décrypter activement.
Ici, pas de sentiment de flottement quasi religieux
à la 2001 ; pas de scènes-chocs à la Orange
mécanique ; pas de beauté visuelle terrassante à la
Barry Lyndon. Shining se présente sous une forme
visuelle qu’on serait presque tenté de considérer
comme terne. Les contrastes sont un peu trop
durs ; le point un peu trop net ; ses couleurs et ses
éclairages apparaissent de prime abord comme
simplement fonctionnels. Par bien des aspects,
l’image peut faire penser à du « rendu vidéo » tant
elle évacue les divers artifices que permet le grain
du film. Nous sommes ici en présence de cette
sensation d’objectivité, de non-discrimination,
que l’image vidéo a eue dès le départ auprès du
public. Et ce terme, « vidéo », est d’autant plus
STANLEY KUBRICK