La lenteur, cet antidote de l’urgence
Médina Seridi
O
n me propose un petit voyage.
Je suis excitée. Des flashforwards me bombardent,
de comment le voyage serait potentiellement.
Mon excitation se fane. J’ai assez voyagé pour pouvoir
en extrapoler et simuler un autre. Celui-là donc, je l’ai
vécu en une minute. Je finis par annuler. J’envie les gens
d’antan, dont les voyages pouvaient durer des mois et
les garder dans l’enthousiasme --ou l’appréhension,
peu importe, pourvu que ça dure. Tant d’aspects de la
vie sont contaminés dans l’ère de la vitesse. J’ai peu
vécu, Ô combien si peu ! Mais tellement vite que la
répétition s’est installée. Une répétition fade, un éternel
retour dont on garde le souvenir amer, que j’en ai perdu
la volonté de vivre encore. Je suis contaminée aussi.
Voyez-vous, je suis impatiente. Rien ne me semble
digne de mon engagement. Il suffit d’y penser, de se
projeter dans toute quête en une série de ‘pourquoi’
pour en désarmer la plus noble. Pourquoi faire puisque
tout est si éphémère ? Ce qui en reste, c’est un être sans
volonté. Même la musique m’assaille. Ces rythmes me
pressent. J’ai besoin de temps pour apprécier enfin, de
temps pour respirer ! Heureusement qu’il y a la musique
classique, avec ses notes à la lenteur berceuse.
On sent la discontinuité entre elles, la discontinuité
entre les instruments mécaniques. Elle s’étend pour
celui qui saura y prêter attention. Le jazz également, et
combien il est si discret. Ou encore, les chants chrétiens,
et combien ils sont si pesants.
Je veux être entrainée longuement ; enracinée dans la
pesanteur des choses. Puisque l’espoir ou le bonheur
ne perdurent pas dans la légèreté. Que le désespoir et
le malheur perdurent alors ! Mais même eux passent
à la hâte. Il suffit de quelques news, acquises en une
seconde via un smartphone et tout bascule --d’un côté
ou d’un autre, peu importe. Pour fuir cette malédiction,
j’ai trouvé refuge dans la philosophie.
Ses mystères ont le charme de se perpétuer, de
persévérer au-delà des vies des générations et
générations de philosophes qui les ont entrepris.
Que c’est doux de penser que leur âge se mesure en
durées de vie des civilisations. Je suis toujours atteinte
évidemment : j’ai soif de réponses. Mais le savoir
résiste à mes impulsions. Le chemin est long, très, très
long. La liste des sujets s’étale infiniment. Les bouquins
s’entassent à en perdre la vue. Et les idées se mêlent
en une marche à la destination lointaine. Il s’agit de
ce moment orgasmique, mystique de concentration qui
nous fait entrer en état de transe. Soit-il un problème
technique, un roman, ou une idée philosophique, il
élude notre compréhension nous entrainant dans une
chasse interminable.
*La Lenteur , Kundera, 1995.
Prendre son temps semble un acte de rébellion dans
cette ère de la hâte. «Pourquoi le plaisir de la lenteur
a-t-il disparu? Ah, où sont-ils, les flâneurs d’antan ? Où
sont-ils, ces héros fainéants des chansons populaires.
Ces vagabonds qui trainent d’un moulin à l’autre et
dorment à la belle étoile ?».* Je me laisse aller à mes
rêveries romantiques d’un temps où un voyage pourrait
durer des mois ; où une ville à quelques heures de
chez moi aujourd’hui, aurait été assez lointaine dans le
temps jusqu’à étirer l’espace même pour que je puisse
la couvrir de mon imagination. Est-ce ainsi que la
nature veut que la valeur des choses se mesure ? Par la
longueur des efforts requis ? Ce serait si facile, si beau.
Il m’importe peu que les ambitions soient grandes ou
petites.
ReMed Magazine - Numéro 7/8
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