ReMed 2018 ReMed Magazine N°4 - Cutting Edge | Page 40

Littéra’ Tour

il ne se privait pas de traiter tous ses détracteurs de juifs dans de longues tribunes parues dans des revues d’ extrême droite, ni même de demander du papier à l’ autorité allemande pour la réédition de ses livres en pleine occupation. Ce qui lui sera accordé au vu de ses relations de proximité avec les notables du régime. Céline enrage, ne cède pas, il ne se refuse rien, dépasse toutes les limites, c’ est désormais un paria. Il est d’ ailleurs contraint de s’ enfuir avec sa femme dès le débarquement de 44, il part en Allemagne avec sa seconde épouse, d’ abord vers Baden-Baden, puis vers Sigmaringen où ils rejoindront les cadres du régime de Vichy, et où Céline servira de médecin. Il s’ exile par la suite au Danemark, passe plus d’ un an en prison, sans être extradé, puis, par une habile manœuvre juridique, arrive à retourner en France en 1951. Il s’ installe à Meudon, dans une demeure, devenu Mecque des nombreux fanatiques de l’ auteur. Il y exerce la médecine, y élève des animaux à foison et se remet à écrire, inlassablement. Naîtront alors la trilogie allemande, trois romans qui retracent l’ exil de Céline et son voyage à travers l’ Allemagne jusqu’ au Danemark, trois romans au style encore plus tranché: « D’ un château l’ autre », « Nord », et « Rigodon ». Une littérature de l’ extrême qui finira de placer Céline au panthéon des écrivains de son siècle. Mais Céline ne s’ excusera jamais, c’ est plutôt l’ inverse. Il ne cessera de défendre sa situation d’ auteur maudit, déchu, spolié, malaimé. Il s’ obstinera à ne pas republier ses pamphlets, ni à en reparler clairement, s’ invoquant un droit à l’ oubli, qu’ il n’ aura jamais vraiment. Le 1er juillet 1961, il décède chez lui, vraisemblablement des suites d’ une athérosclérose.
Mémoire sélective Plus de soixante ans après, Céline questionne toujours: Doit-on lire Céline? Si oui, peut-on dissocier l’ auteur de son œuvre? Au tout début, il est bon de se demander ce que l’ on attend en fin de compte d’ un auteur. Le romancier serait cet historien des cœurs, ce photographe, qui peut passer au filtre des mœurs, du ressenti propre toute une société, celui qui peut en capturer l’ essence, l’ air d’ un temps, quel qu’ il soit. Une sorte d’ alchimiste des mots, qu’ il arrive à métamorphoser, mais aussi un penseur, un vecteur d’ idées qu’ il présente, qu’ il défend, le porte-parole d’ une époque. C’ est donc un personnage assez trouble, et il peut revêtir plusieurs casquettes, en changer au cours de sa carrière, mais une chose est sûre: un romancier n’ est pas un enfant de cœur, ou très peu. S’ il fallait être un saint pour bien écrire, « ça se saurait », il s’ agit même plutôt de l’ inverse: Il faut souvent avoir pataugé dans la réalité poisseuse pour avoir des choses à raconter. Céline se définit lui-même comme étant un « styliste »
de la langue, et ses œuvres sont reconnues comme étant de purs chefs-d’ œuvre en la matière. C’ est un vociférateur né, quelqu’ un qui existe pour déranger, pour enrager: c’ est la dissonance. Il ne s’ excusera jamais d’ avoir écrit ce qu’ il a écrit, il ne fait pas dans le repentir, ne cherche pas le pardon. Il s’ est vengé en vomissant sa haine, celle de la bête blessée qu’ il était, et qu’ il a continuée d’ être.
On pourrait trouver mille raisons, en plus de celles citées en sus, pour expliquer l’ antisémitisme si tenace de Céline, il n’ en demeure pas moins inexcusable et sordide. Il épouse l’ esprit de son époque, et sa pensée se calque sur l’ antisémitisme de l’ Etat français d’ avant-guerre, comme en attestent les manifestations d’ extrême droite de 1934 et les attaques contre Léon Blum à la même époque. Véritables appels au massacre, écrits de référence pour les milieux d’ extrême droite pendant la guerre, les pamphlets de Céline appartiennent aux cahiers noirs et honteux de la littérature. Néanmoins, si on est amené à lire l’ œuvre, on peut aussi se demander si ce n’ est pas un exercice trop périlleux d’ en extirper l’ auteur. En effet, la relation entre l’ auteur et l’ œuvre est souvent marquée, et pour comprendre pleinement l’ une il faudra comprendre pleinement l’ autre. Le parcours de l’ auteur est souvent crucial pour essayer de comprendre les sujets qu’ il aborde, et sa manière de le faire. On ne peut saisir l’ entière beauté de l’ œuvre de Proust, sans savoir qu’ il a passé le plus clair de sa vie malade dans son lit. On ne peut saisir la profondeur du théâtre de Brecht, sans connaître ses engagements politiques. On ne peut saisir l’ ampleur de la folie dans les œuvres de Maupassant sans savoir que l’ auteur souffrait de troubles psychiatriques dus à sa syphilis, qu’ il décrit notamment dans le Horla. L’ époque, le contexte, autant même que le parcours de l’ auteur sont des clefs d’ analyse de leurs œuvres, qui permettent de révéler toutes leurs facettes. Néanmoins, la coupure, quand elle est possible, est souvent nécessaire, car les mœurs, les sociétés changent, et
40 Hiver 2018