PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 98

100 dunums d’arbres fruitiers au bulldozer, et détrui- sirent sa maison, sa piscine, ses puits en pierre. Aujourd’hui, de part et d’autre de la route qui traverse la région, c’est le désert. Pour que les soldats israéliens puissent circuler en toute sécurité. Au printemps 1967 ma mère et mon frère cadet vinrent me voir à Ramallah 15 . Ils durent passer par Le Caire, Amman et le pont du Roi Hussein (également appelé pont Allenby du nom du général britannique). J’étais enceinte de mon troisième enfant. Ils étaient là quand la situation se tendit entre Israël et l’Égypte 16 . En quelques semaines les bombardements des avions israéliens nous avaient atteints 17 . Très vite, notre rue se vida, les habitants s’enfuyant en direction d’Amman. Dans notre rue, seules deux familles étaient restées, les treize autres maisons s’étaient vidées. Avec leurs neuf enfants, nos voisins ne trouvaient pas de voiture suffisamment grande pour les emmener tous ensemble en Jordanie. Mon médecin me dit : – Pourquoi ne pas prendre les enfants sous les bras et vous mettre à l’abri à Amman ou à la campagne ? – Je ne m’en vais nulle part, ai-je rétorqué. Je n’allais pas m’enfuir comme nous l’avions fait en 1948 ! En tout cas, je ne ressentais aucune peur. J’étais dans mon huitième mois de grossesse lors- qu’une bombe est tombée dans l’allée du jardin. Le lendemain matin, les Israéliens ont commencé à rentrer dans toutes les maisons pour se saisir des voitures. De la sorte, à bord de nos véhicules dont l’immatriculation était jordanienne, ils pouvaient passer inaperçus et entrer dans les villages cisjordaniens par surprise – pour attra- per tous les citoyens arabes qu’ils considéraient comme « suspects » –, ce qu’ils n’auraient pu faire avec des plaques israéliennes. Lorsqu’ils ont pénétré en force dans notre jardin, ils ont voulu ouvrir le garage, mais la porte métallique était bloquée : l’une des déflagrations l’avait déformée. Notre voiture fut la seule dans toute notre rue à ne pas être réquisitionnée. Nos voisins retrouvèrent les leurs quelques jours ou semaines plus tard, abandonnées en pleins champs. La guerre ne dura pas. Les Israéliens avaient immédiatement bombardé et détruit les forces aériennes égyptiennes. Il n’y eut pas de bataille. 96 Nous n’avions ni électricité ni eau, mais le puits dans le jardin nous permit de survivre. Tous ceux qui étaient partis à Amman eurent beaucoup de difficultés à revenir. Mais les Israéliens ne contrôlaient pas tout. Mon beau-frère, par exemple, réussit à passer en tra- versant en cachette la rivière du Jourdain à un endroit non surveillé. Trois semaines plus tard, les contractions se sont fait sentir, mais le couvre-feu nous interdisait de sor- tir. Mon mari n’a pu me conduire à la clinique de Beit Hanina qu’après la levée du couvre-feu à quatre heures du matin. Et j’ai donné naissance à ma fille une heure après, le 29 juin, le jour où Israël a déclaré que Jérusa- lem 18 était « unifiée » sous son drapeau. J’ai beaucoup pleuré ce jour-là. Puis la vie s’organisa sous l’occupant. Nous étions étonnés d’avoir soudain accès à Haïfa, à Jaffa ou à Césarée et même à Tibériade sans permis. Mais ça ne dura pas longtemps. Très vite, les restrictions ont com- mencé en même temps que les colonies se sont dévelop- pées. Bouger, construire, importer… rien ne pouvait plus se faire sans une permission des autorités admi- nistratives israéliennes. Peu à peu nous nous sommes sentis étranglés. Quelque temps après, un document d’identité 19 spécifique fut remis aux habitants de Jérusalem-Est. Et, alors que j’étais née à Jérusalem, il m’a été dénié : j’étais considérée comme une Cisjordanienne (j’avais le pas- seport jordanien datant de la période où la Cisjordanie faisait partie de la Jordanie entre 1948 et 1967) parce que j’habitais à Ramallah. Cela compliquait beaucoup les déplacements. Dans les années 1970, nous avons voyagé en Angle- terre, et Israël, qui ne reconnaissait pas notre passeport jordanien, nous remit un laissez-passer. Ce document mentionnait que notre nationalité était jordanienne. À l’aéroport de Londres, le douanier ne comprenait pas : un laissez-passer israélien et une nationalité jor- danienne !… Il nous regarda longuement d’un air dubitatif. Puis, résigné, il inscrivit « incertaine » pour renseigner la case « nationalité ». Mémoires de 1948 MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 96 20/02/2019 13:37