PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 95
Pendant la période scolaire, en tant qu’aînée des
filles, j’habitais chez ma grand-mère maternelle, ma
Téta, rue Aqabat al-Saraya, qui monte vers l’esplanade
des mosquées, al-Haram al-Sharif, dans la vieille ville
de Jérusalem. Nous nous promenions souvent dans les
ruelles marchandes autour de Bab al-Amoud, la porte
de Damas, jusqu’à la rue Salah Eddin. Il y avait un
quartier dans la vieille ville de Jérusalem, où habi-
taient des Palestiniens de religion juive ; c’étaient nos
voisins, nous nous rendions souvent visite les uns les
autres. Quant aux immigrants juifs d’Europe, ils arri-
vaient depuis plusieurs décennies en Palestine 7 , mais
à Jérusalem nous ne les voyions pas beaucoup : la plu-
part allaient vivre dans des kibboutzim 8 en dehors de la
ville, où ils trouvaient immédiatement un travail dans
l’agriculture et où on leur enseignait l’hébreu… cer-
tains partaient à Tel-Aviv. En tout cas, ils n’habitaient
pas dans notre quartier, ils ne s’y sont installés que plus
tard, en 1967 9 .
L’école publique pour filles al-Mamounieh, n’était
pas loin. Tous les matins j’allais chercher Lubna Moh-
tadi, la fille des voisins de téta, et nous partions toutes
les deux, main dans la main, fièrement parées de notre
uniforme, une robe bleue avec des chaussettes assor-
ties et des chaussures noires sans talon. Pas de manches
longues et rien sur la tête, ça ne faisait pas partie de la
culture. Ma mère non plus ne couvrait pas ses cheveux.
Les fins de semaine, mes parents venaient à Jérusalem,
et mon père, spirituellement très investi, dédiait ses
vendredis à al-Aqsa.
Ma famille, qui par tradition était à la tête de la
municipalité de Jérusalem, possédait beaucoup de
terres dans la vieille ville et autour. Mon arrière-grand-
père paternel ‘Abd al-Razek al-Alami avait trois fils.
Au moment de penser à l’héritage qu’il leur laisserait
après sa mort, il prit une décision qui se révéla très
sage à l’usage. D’abord, il légua 2,5 dunums à chacun :
un héritage, simple, qui porte le nom de mulk. Puis il
enregistra le reste de ses propriétés – terrains, hôtels,
maisons, restaurants, boutiques, environ 13 dunums
– au tribunal de Jérusalem en waqf 10 , c’est-à-dire en
« fondation pieuse », ce qui lui permettait d’éviter la
division de sa propriété tout en contribuant au déve-
loppement intellectuel et humain de la ville, et en assu-
rant des revenus à ses descendants. Les revenus tirés
des locations de ces propriétés pouvaient servir par
exemple à subventionner des hôpitaux, des institutions
religieuses, des écoles ou à mettre en place des soupes
populaires pour les pauvres. Bien sûr, en changeant ses
biens en waqf, mon arrière-grand-père acceptait que ce
ne soit plus « sa propriété », car le waqf ne peut être ni
vendu, ni donné, ni hypothéqué, ni hérité, ni partagé,
ni transformé en propriété privée. Mais de toute évi-
dence, ce n’était pas important pour lui ni aux yeux
de beaucoup de ses concitoyens, puisque les biens waqf
représentaient environ deux tiers de la surface de la
vieille ville de Jérusalem.
Devant le juge, il avait établi que les revenus des
waqf seraient toujours gérés par un membre choisi au
sein de la famille, et nommé mutawalli, l’administra-
teur. Il avait désigné lui-même le premier gestionnaire,
le plus sage de ses trois fils, mon grand-père, qui était
un fin connaisseur des lois. Puis la relève fut assurée
par mon père. Les filles ne pouvaient occuper cette
fonction, mais elles recevaient, comme les hommes,
une part des revenus du waqf.
Aujourd’hui, la plupart des propriétés que mon père
avait reçues de son père et qui étaient enregistrées en
mulk ont été confisquées : considérant que les membres
de notre famille étaient des « absents », puisque aucun
de nous n’a le droit de se rendre à Jérusalem, la loi
israélienne votée en 1950 11 nous a tout simplement
dépossédés. Notre propriété a beau être au nom de
mon grand-père et de mon père, Israël fait comme si
nous n’existions pas. Seules les propriétés enregistrées
en waqf n’ont pas pu être saisies 12 , mais notre famille
n’en tire plus aucun revenu. Cela ne m’empêche pas de
décrire tous ces lieux familiaux à mes enfants depuis
qu’ils sont petits, aussi bien Nabi Samwil que Jérusa-
lem… pour qu’ils n’oublient jamais.
J’avais douze ans en 1948. Dès le début de la guerre,
Nabi Samwil fut pris d’assaut par une division du
Palmach, l’élite du groupe de combattants sionistes
Haganah 13 . Puis ce fut le tour de l’armée jordanienne,
qui y vit une position stratégique pour la défense de
Jérusalem. Voyant que les déplacements devenaient de
plus en plus ardus, mon père préféra nous mettre tous à
l’abri à Gaza où il possédait 100 dunums d’orangeraies.
Les oranges de Gaza en effet, juteuses et délicieuses,
n’avaient rien à envier à celles de Jaffa.
« Le voyage ne sera pas long », disait-il, puis il
nomma son remplaçant parmi ses cousins, pour la
gestion des biens familiaux en waqf. Et son ton calme
lorsqu’il nous expliquait qu’il fallait juste donner aux
armées arabes des pays voisins le temps de reprendre
les choses en main nous rassurait tout à fait. Même si
Umaïma
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