PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 90
affaibli par les tortures et complètement édenté… Mais,
malgré tout, Souleyman arriva à le faire sourire en lui
racontant qu’il voulait changer d’appareil dentaire…
Ce n’est que longtemps après sa remise en liberté
qu’il finit par nous raconter comment il fut placé dans
une cage de 1,60 m de haut sur 0,60 m de côté, lui qui
mesurait 1,78 m, avec un sac de toile noire sur la tête.
Il nous décrivit en peu de mots comment, attaché à une
colonne, il reçut des coups assenés avec moult achar-
nement dans les reins, le foie, les jambes, comment il
s’effondrait sur les pierres pointues « judicieusement »
disposées à terre pour aviver les blessures et provoquer
des infections. Mais aussi comment il avait tout effacé
de sa mémoire, les noms, les lieux, les dates, pour tour-
ner en dérision leurs questions, pour ne pas mourir de
honte. Comment il avait perdu toutes ses dents, à force
de rester silencieux. Il ajoutait qu’il avait même fait
sourire ses geôliers quand il leur répondit, alors qu’ils
lui demandaient s’il avait bien dormi, « qu’un coussin
aurait bien fait l’affaire »…
Pour Souleyman, les deux emprisonnements
n’étaient pas comparables. La première fois, en Jordanie,
il considérait qu’il avait été un prisonnier politique ; alors
qu’en Israël, il était un prisonnier de guerre, une qualifi-
cation que les autorités israéliennes récusaient. Pour eux,
les Palestiniens qui leur résistaient étaient des terroristes.
J’étais fier de mon jeune frère. J’admirais d’autant
plus sa forme d’héroïsme qu’elle était hors de ma por-
tée. Ce n’est pas donné à tout le monde d’engager sa vie
pour une cause dont on partage la justesse. Je savais,
moi, que je n’aurais pas pu résister, comme lui, à tant
de souffrances. Les Nations unies m’offraient un bon
moyen d’être ce que j’étais, un spécialiste en agrono-
mie, qui militait pour l’autonomie alimentaire. Pen-
dant les deux années qu’a duré ma mission au Libéria,
j’ai aidé les gens à perfectionner leur travail de la terre,
en cultivant des vergers, en multipliant des incubateurs,
en planifiant la récolte du riz deux fois l’an… Mais je
compris rapidement que l’agriculture libérienne n’avait
pas la place centrale qu’elle occupait en Cisjordanie, où
les paysans cherchaient un mode de survie à l’écart du
contrôle d’Israël. L’enjeu politique n’était pas le même.
En 1976, je quittai le Libéria pour un poste en Irak
où l’agriculture était en déclin : de rural, le pays se trans-
formait en État pétrolier, ce qui impliquait d’importer
des produits alimentaires pour des montants considé-
rables. Nous étions six experts agronomes des Nations
unies, nommés « conseillers du ministre de l’Agricul-
ture ». Nous avions pour mission non seulement d’ai-
der les agriculteurs 9 à augmenter leur production, mais
aussi de contribuer à relancer le secteur.
Environ 5 000 Palestiniens (aujourd’hui, ils sont
environ 50 000) vivaient en Irak depuis l’exode de
1948. Ils y avaient été bien reçus, même si, comme dans
la majorité des pays arabes, ils n’avaient ni le droit de
posséder de terre, ni de voter. Dans ce pays, j’ai vite créé
des liens d’amitié. Mais l’objectif cherché par l’Unesco
se solda par un échec notoire : les agriculteurs et res-
ponsables étaient fascinés par l’argent facile du pétrole
et se désintéressaient complètement des formations
que nous leur proposions. Nous ne servions à rien. Les
cours étaient constamment annulés parce que, à la der-
nière minute, on ne trouvait pas de véhicule pour nous
conduire à l’endroit où ils étaient supposés se tenir. Et
même lorsqu’un cours avait lieu, il n’y avait que cinq
personnes présentes au lieu des quarante attendues…
Et surtout, nous n’avons jamais vu le ministre, dont
nous étions supposés être les « conseillers »…
J’étais extrêmement déçu. Au cours de mes quelques
missions pour l’Unesco, je n’ai jamais retrouvé l’en-
thousiasme des paysans des campagnes palestinienne
et jordanienne pour développer l’agriculture locale. Un
enthousiasme que j’ai vu diminuer au fil du temps, et
même disparaître. Cela arrange les Israéliens, qui ont
déclaré, en s’appuyant sur une loi ottomane du xix e siècle,
que, si un terrain reste en friche pendant trois années
consécutives, il devient propriété de l’État 10 . Dans ces
conditions, puisque j’ai le droit de me rendre en Palestine
sur mes terres grâce à une carte d’identité verte qui m’a été
remise en 1994 par l’Autorité palestinienne, je les cultive
tous les ans. Cultiver ma terre, c’est ma façon de tenir tête,
de résister, jusqu’à aujourd’hui.
‘Abd al-Rahman al-Najjab est décédé
le 20 septembre 2018 à l’âge de 95 ans, quelques mois
après nous avoir accordé cette interview.
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